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LIVRE DES FAITS

vain. Car tant s’y peina, à tout l’estendart du mareschal et la bonne compagnie qu’il avoit, que nonobstant que il y eust fort combatu, et qu’il y trouvast qui bien luy deffendist, si gaigna-il le pas malgré tous les ennemis, dont il doibt grand honneur avoir ; car tant est celuy pas forte place, que le bon roy de Cypre, qui autresfois à le prendre s’estoit travaillé, oncques n’en put venir à chef. Si fut profitable la prise, car par ce eussent affamé la ville, si encores y fussent demeurés. Et ainsi dura cest assault, où assez eurent nos gens bien exploicté jusques à tant que la nuict vint qui les départit. Le lendemain derechef prirent à assaillir, et par deux fois l’assault donnèrent par moult grand fierté ; et moult aussi trouvèrent qui bien se défendit, mais toutesfois tant se peina le vaillant Chasteaumorant à toute sa gent que le havre, à tout le bas de la ville, fut prins, et entrèrent au port malgré la deffence de la tour. Là estoient les boutiques des marchandises, que ils appellent magasins, bien garnies de toutes marchandises ; car moult est celle ville marchande. Tout prirent ce que emporter purent, et au navire qui y estoit, c’est à sçavoir quatre fustes, deux galées, une galiote, et deux naves, boutèrent le feu, et tout ardirent.

CHAPITRE XVII.

Les escarmouches que faisoient tous les jours les gens du mareschal aux Sarrasins, et comment ils les desconfirent et chassèrent.

Au temps que ceste chose advint, le seigneur de Lescandelour avoit guerre contre un sien frère, et tenoit les champs atout grand ost à cinq journées de là. Mais quand il ouït dire la venue de nos gens, tantost vint vers eulx ; et tant s’approcha en intention de les combattre que véoir les put. Mais la grande hardiesse et le maintien que il vit au vaillant chevetaine, et en sa chevaleureuse compaignie, luy tolt le hardement de venir lever le siége. Et pour ce se logea à demy mille de l’ost, et le contre-siégea : car trop le redoubtoit ; mais toutesfois quand son point cuidoit véoir, venoit escarmoucher nos gens comme à costé. Mais à qui se venoient-ils jouer ? Car ils ne faillirent mie à estre bien receus. Si y avoit souvent grande et fière escarmouche : mais tousjours y laissoient les Sarrasins ou plume, ou aisle, et bien y estoient batus. Le mareschal désiroit moult les combatre, mais ils ne l’attendoient mie : ains s’enfuyoient, et s’alloient retirer et refraischir ès jardinaiges drus et espais qui coste la ville sont. Il voulsist moult trouver voye s’il pust de les faire saillir de là, et les attraper dehors. Pour laquelle chose s’advisa d’une telle cautèle. Il ordonna que l’on tirast de nuict quatre vingt chevaulx d’une nave, et iceulx fit cacher dedans les tentes. Quand ce vint au lendemain, le mareschal fit aller à l’escarmouche une partie de ses gens, et leur ordonna que ils fissent semblant d’avoir peur, si fuyssent, et tout de gré se laissassent rebouter. Et ils le firent, et pareillement le soir devant l’avoient faict. Laquelle chose moult accreust le cœur aux Sarrasins, tellement qu’ils vindrent avec nos gens jusques à la bannière de Notre-Dame, puis s’en retournèrent. Mais pour la chaleur du soleil qui hault estoit, s’allèrent rebouter ès dicts jardinaiges pour eulx refraischir, en intention de retourner à l’escarmouche après la chaleur du jour. Quand le saige mareschal les vit là fichés, et que ils n’entendoient que à eulx ventrouiller par l’herbe fresche ès ombraiges, adonc fit tirer hors les dicts chevaulx, et gens bien armés dessus, les lances ès poings, et les ordonna en deux parties, dont il prit l’une avec soy, et l’autre commit au seigneur de Chasteaumorant ; avec ce ordonna une bataille de gens de pied légèrement armés, d’archers et de varlets. Et quand cest arroy eust tout faict, lequel il avoit de longue main bien appointé, adonc tout à coup alla d’une part environnant les dicts jardinaiges, et Chasteaumorant de l’autre. Et les gens à pied se fichèrent dedans si appertement, que les Sarrasins qui désarmés s’estoyent ne purent avoir espace de reprendre leurs harnois. Si se fichèrent nos gens entre eulx, et tout les occirent de traict et à bonnes espées. Adonc qui vit esbahis ceste chiennaille, grand ris en pust avoir : car ils ne savoient se mettre en défense, ni n’osoient saillir dehors, pour ceulx à cheval que ils voyoient. Non pourtant se mirent plusieurs à la fuite, qui de nos gens furent receus aux pointes des lances. Et ainsi furent tous occis, excepté aucuns qui à force de course de chevaulx eschappèrent, et se tapirent en quelques destours. Et par ce le seigneur de Lescandelour à tout son ost fust si espouventé, pour