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LIVRE DES FAITS

capités en la place publique. Dont ceulx de la ville qui jamais ne l’eussent cuidé, pour le liguaige et authorité dont il estoit, furent tous espouvantés ; et tant que chascun eut depuis peur de mesprendre : et mesmement les propres gens du gouverneur. Et moult redoublèrent la rigueur de sa justice, parce que ils véirent et apperceurent que son intention estoit de n’espargner nul malfaiteur, quel qu’il fust ; car à un de ses chevaliers propres fist-il trancher la teste pour cause, que un de ces dicts prisonniers qu’il lui avoit commis à garder lui estoit eschappé. Si commença à faire raison et justice à toute gent, et punition des mauvais selon ce que ils avoient desservy, sans espargner grand ne petit, ne quelconque homme de quelconque estat qu’il fust. À ceulx qui avoyent esté traistres et rebelles au roy de France et à sa seigneurie, faisoit publiquement trancher les testes, pendre les larrons et meurtriers, brusler les bougres, coupper membres selon les mesfaits, banir les séditieux et mauvais, les uns à temps, les autres à perpétuité, selon que le cas en donnoit. Et aussi faisoit miséricorde et pardonnoit aux humbles et aux ignorans, quand leur cas estoit digne de pitié. Si faisoit comme le bon pasteur qui trie et sépare les bestes rongneuses d’entre les saines, afin que la maladie ne se prenne partout, et ainsi que faict le bon médecin qui tranche la mauvaise chair de peur que elle empire la bonne. Si n’estoit favorable à nul par corruption, ne par quelconque familiarité, tenir part ne bande. Et vrayement cestuy noble gouverneur, en suivant la voye de droicture et justice que il tenoit, sembloit que il fust appris à l’eschole de chevalerie que tenoient jadis les Romains, comme raconte Valère, qui dict que, tant étroictement gardoient les règles de droict, lesquelles règles Valère appelle discipline de chevalerie, que ils n’espargnoient point leurs affins et parens, ne leurs plus prochains, de les punir quand ils mesprenoient contre les dictes règles. La sainte Escriture compare le droicturier justicier à la vertu divine, et dict Salomon : Celui qui n’espargnera pas justice sera donneur de paix et de tranquillité, c’est-à-dire que là où justice est bien gardée, là est paix et joye. Si fut depuis le saige et droicturier gouverneur si craint pour la grande justice que il tenoit, sans espargner le privé non plus que l’estranger, ny le grand non plus que le petit, que chascun eut peur de cheoir en faulte. Adonc commencèrent à venir de toutes parts les bons anciens et les nobles hommes qui paravant n’osoient venir ni habiter en la ville, et que les populaires et les robeurs et mauvaises gens qui ne vivoient fors que de pillerie et d’occisions les uns sur les autres avoient chassés. Si se retirèrent devers le gouverneur, faisans feste de son joyeux advénement, et il les receut très bénignement, et les mauvais, qui coupables se sentoient, prirent à fuir et à eulx absenter, et musser par destours. Mais par sus montaignes et par bois, comme on fait aux loups, et en leurs tanières et repaires, fit chasser à eulx le prudent gouverneur, tant que ores par force et puis par cautèle print les principaulx chefs ; et d’iceulx, pour les autres espouvanter, fit justice.

CHAPITRE VIII.

Cy dit les saiges establissemens et ordonnances que le mareschal fit à Jennes.

Si fit tantost le saige gouverneur ses establissemens ; et ordonna que sur la place de la ville, laquelle est grande et belle devant le palais, auroit jour et nuict soubs diverses bannières et capitaines gens d’armes en suffisante quantité pour la garde du palais et de la ville. Après ce fut bien informé quels estoyent tenus les plus saiges et plus preud’hommes de la ville, et iceulx establit sur le fait de la justice. Et bien leur enchargea, que sans espargner homme quel qu’il fust, grand ou petit, justice gardassent, par telle règle de droict qu’il n’y pust appercevoir nulle fraude, ne que plainte en ouïst. Et si en aulcun d’eux pouvoit appercevoir faveur nulle à une partie plus que à l’autre, fussent tous seurs que il les en puniroit, que les autres y prendroient exemple. Et avec ce, afin que fraude n’y pust avoir, ordonna que on pust appeller du juge devant luy. Jà avoit estably ceulx qui seroient de son conseil, où il print des plus saiges anciens et des plus authorisés ; et par iceulx se conseilloit, selon leurs statuts et anciennes manières de gouverner le fait de la police à leurs coustumes. Item fit crier par toute la ville, et faire deffence sur peine de mort, que nul ne fust si hardy de courir sus l’un à l’autre, ne mouvoir sédition pour cause des parts de Guelphes et de Guibe-