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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE II.

faillir, tout ainsi que le fin or ou fin argent ne se peult parfaitement congnoistre s’il n’est mis en la fournaise en laquelle il s’affine, semblablement ne se peult purement appercevoir la vertu de l’homme, si ce n’est en la fournaise de l’exercice de très grands et pesans affaires, èsquels il démonstre sa prudence quand il les sçait bien conduire et ordonner au mieulx, pour traire à bon chef, résister aux fortunes qui surviennent, et advisément pourvoir à celles qui peuvent advenir, constamment porter grand fais et grand charge, diligemment en avoir cure par grand force de couraige, entreprendre saigement grandes choses, ne les délaisser pour peu d’achoison, par grand soing et sçavoir les conduire, et ainsi des autres choses. Lesquelles vertus seroient mussées en l’homme, quoy que elles y fussent, s’il n’estoit à l’espreuve comme dict est. Et quand l’homme esprouvé en telle force et vaillance est eslu ou eslevé en dignité d’honneur, c’est chose due et qui doibt estre. Et par exemple aussi se peut prouver que les vertus soyent et doibvent estre cause des promotions et exaulcemens des hommes vertueux. Ne fut-ce pas doncques grand honneur que jadis à Scipion le vaillant chevalier, qui depuis fut surnommé l’Africain, comme raconte Valère en son livre, fit le très grand ost des Romains, estant en Espaigne ès conquestes des terres estrangères que faisoient adoncques les dicts Romains, quand ils envoyèrent leurs messaigers à Rome requérir au sénat et aux princes qui gouvernoient la cité, que le dict Scipion leur fust envoyé pour les gouverner ? Car tous les chevetains de l’ost luy donnoient leur voix par grand désir. Et toutefois estoit celuy Scipion pour lors moult jeune homme pour telle charge avoir. Mais comme dict iceluy Valère, jeunesse d’âge ne doibt tollir à vertu son loyer où que elle soit trouvée. C’est-à-dire que, si le jeune homme est vertueux, on ne doibt mie regarder, au faict de sa promotion, à l’âge, mais aux vertus. Car iceulx chevaliers et gens d’armes avoient autre fois vu par espreuve le chevaleureux sçavoir et force de couraige, avec la hardiesse de celuy qu’il requéroient ; pour laquelle fiance ils le désiroient pour estre pourvus de très convenable duc et conduiseur. Duquel désir ne furent mie fraudés ; car comme leur demande fut exaussée, furent conduicts, gouvernés et menés par celuy Scipion si vaillamment que ils furent vainqueurs en toutes leurs emprises.

CHAPITRE V.

Cy dit comment le mareschal, pour sa vertu et vaillance fut eslu et establi pour estre gouverneur de Jennes.

Ainsi, comme j’ai dict et prouvé cy devant comme par vertu l’homme doibt estre eslevé en honneur, comme fut jadis le vaillant chevalier Scipion l’Africain, à nostre propos traire ce qui est dict, ne fut mie moindre honneur au mareschal de Bouciquaut dont nous parlons, quand pour ses vertus les Jenevois qui n’estoient mie de sa parenté, nation, ny affinité, comme ceulx de Rome estoient à Scipion, mais estrangers de toutes choses, parquoy nulle faveur ne pouvoit estre cause de celle eslection, l’envoyèrent requérir au roy de France pour estre leur gouverneur, nonobstant que il fust encore assez jeune homme pour telle charge avoir. Car comme les dicts Jenevois qui de leur usaige fréquentent communément les parties d’outre mer, l’eussent vu au dict pays en plusieurs voyages, tant en la compaignie du comte d’Eu, prochain parent du roy de France, comme au voyage de Hongrie, en celuy de Constantinoble, et maints autres où il fut, comme est dict cy devant en la première partie de ce livre, les dicts Jenevois qui par longue main et grand advis avoient veu, considéré et advisé la bonté du dict mareschal, tant en bon sens et preud’hommie, comme en chevalerie et vaillance de corps et de hardiesse, parquoy, selon leur jugement, leur apparaissoit et sembloit bien digne en toutes choses de recepvoir charge d’aulcun grand gouvernement. Et par ce, non mie tost ne par soubdain advis, mais par grande délibération de conseil et par le commun accord d’entre eulx, envoyèrent au roy par leurs honnorables messaiges requérir et prier : que la charge du gouvernement de Jennes luy feust establye, et que envoyé leur fust ; car de commun accord l’avoient eslu, si au roy plaisoit. De ceste chose eut conseil le roy de France. Car nonobstant leur demande juste et droicturière, n’estoit mie petite chose au royaume de France eslongner la présence du mareschal si preud’homme ; pour laquelle chose furent entre les saiges plusieurs opinions pour et contre, de faire ou de laisser. Toutesfois à la fin, considéré que le royaume n’estoit mie pour