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LIVRE DES FAITS

geurent celle nuict. Quand vint au matin le mareschal, qui à autre chose ne pensoit fors à toujours grever les Sarrasins de son pouvoir, fit armer sa compaignie et trompettes sonner pour descendre à terre et la ville assaillir. Quand les Turcs de la ville, qui deux jours devant avoient vu et sceu l’exploict qui avoit esté faict du chaslel de Rive, virent les apprests que on faisoit pour abatre leur ville, ils boutèrent le feu tout en un moment en plus de cent lieux, et tous s’enfuirent ès montaignes qui là sont grandes et haultes. Le feu qui fut fiché par les maisons prit en peu d’heures à monter hault et à tout embraser. Le mareschal qui vit ceste besongne, voult que de là ne se partissent jusques à ce que la ville fust toute arse. Et quand ce fut fait il dit que les Turcs avoyent eulx-mesmes fait une partie de ce que il béoit à faire. Et à tant s’en partirent ; et ainsi comme ils s’en retournoient, nouvelles vindrent à l’empereur que les Turcs estoient arrivés à tout bien vingt vaisseaux au dessus du pas de Naretès. Si faisoient moult de grands dommaiges à ceulx de Constantinoble et à la cité de Père, et comprenoient tout le pays, et se prenoient à tout gaster. Tantost que ces nouvelles furent ouyes, le mareschal ordonna d’aller celle part. Si alla descendre sur eulx en très belle ordonnance ; mais ils ne l’osèrent oncques attendre, ains s’enfuirent ; et nos gens bruslèrent et destruirent tous leurs vaisseaux, et après s’en revindrent à Constantinoble.

CHAPITRE XXXIII.

Comment, après que l’empereur, avec l’aide du mareschal et des François, eut tout environ soy descombré de Sarrasins, s’en voult venir en France pour demander aide au roy, pour ce que argent et vivres leur failloient ; et comment le mareschal, qui s’en venoit avec luy, laissa en la garde de Constantinoble le seigneur de Chasteaumorant, à tout cent hommes d’armes, bons et esprouvéz, bien garnis de trait.

Ne sçay à quoy plus ma matière esloigneroye pour raconter tous les faits, tous les chasteaux, toutes les villes prises, et toutes les emprises d’armes qui par le mareschal furent accomplies et mises à chef tandis qu’il fut en ce voyage ; car à ennuy pourroit tourner aux lisans de tout conter ? Et pour ce, afin d’eschever toute narration et pour dire en brief, en ce tandis qu’il y fut ne séjourna ne prit aulcun repos qui durast plus de huict jours, que tousjours ne fust sur les ennemis, où il prit tant de chasteaux, de villes et de forteresses, que tout le pays d’environ qui tout estoit occupé de Sarrasins, depescha et desencombra ; et tant de bien y fit que nul ne le sauroit dire. Parquoy l’empereur et tous ses barons, et généralement tous ceulx de Constantinoble et tous les chrestiens l’aimoient et honnoroient. Encores plus de bien leur fit ; car l’empereur Karmanoli qui encores est en vie, estoit adonc et avoit esté par l’espace de huit ans en grand contens contre un sien nepveu appellé Calojani, et s’entremenoient grand guerre. La cause de ce débat estoit, pour ce que le nepveu disoit que il debvoit succéder à l’empire, à cause de son père qui avoit esté aisné frère de l’empereur, qui par sa force s’estoit saisi de l’empire : et l’empereur le débatoit pour autres causes. Si avoit esté celle guerre et contens comme cause de la destruction de Grèce ; et tant estoyent obstinés l’un contre l’autre et fermes en leurs propos, que nul n’y avoit pu mectre paix. Et s’estoit le nepveu allié avec les Turcs, avec lesquels il menoit guerre à son oncle. Entre ces deux, le mareschal, considérant que celle guerre estoit préjudiciable à la chrestienté et mal séante à eulx, prist à traicter paix ; et tant la pourmena que par sa grand prudence les mit en bon accord ; tant que de fait luy mesme alla quérir ce nepveu et sa femme en une ville appellée Salubrie, qui sied sur les frontières de Grèce, et le mena à Constantinoble vers son oncle qui le receut à bonne chère, dont tous les Grecs furent moult joyeux, rendans grâces à Dieu qui le mareschal avoit mené au pays, qui ceste saincte paix avoit faicte, et par qui tant de biens leur estoyent ensuivis. Jà avoit demeuré le mareschal et sa compaignie près d’un an en Grèce ; si peut-on sçavoir que en pays qui tousjours est en guerre, ne peult que cherté de vivres n’y soit. Si n’y avoit plus argent pour payer les gens d’armes, ni vivres pour soustenir cest ost ; et pour ce par contrainte convenoit que le mareschal en partist, dont moult luy pesoit, pour ce que il voyoit bien que, tantost qu’il seroit parti, les Turcs leur vindroient courir sus. Mais sur toute chose en pesoit à l’empereur et aux siens. Si délibérèrent pour le meilleur conseil, que l’empereur s’en viendroit avec luy en France devers le roy derechef luy demander secours, par si que, il renonceroit en