Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
603
DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE I.

estoit, et bien leur en fut besoing. Car les Turcs qui de sa venue estoient advisés, pour luy courir sus, avoient faict deux embusches de dix sept galées bien armées, dont l’une des embusches estoit dans le port de Galipoli où il y avoit plusieurs vaisseaux, et l’autre au dessus de la ville, au chemin de Constantinoble. Si advint que, aussi tost que nos deux galées furent passées outre Galipoli, la première embusche leur fut après pour leur courir sus, c’est à savoir sept galées ; et tantost devant eulx virent venir contre eulx la dicte autre embusche, en laquelle y avoit autres dix galées, et par ainsi furent au milieu de leurs ennemis. Si ne sceurent autre party prendre fors de retourner arrière devers le mareschal ; mais par leurs ennemis leur convenoit passer. Si furent tost pesle-mesle avec eulx, qui les assaillirent de tous costés, et les nostres comme vaillans et preux, se prindrent à défendre vigoureusement ; et par si grand vertu estrivèrent contre eulx que oncques ne les purent arrester, ains malgré leurs dents s’en vindrent toujours combattant, quoy que les Sarrasins taschassent à les faire demeurer. Mais ce ne fut mie en leur puissance, ains s’en vindrent ainsi combattant, si près que le mareschal en ouyt l’effrainte, qui ne musa mie à leur estre au devant, et moult tost se mit en belle ordonnance pour les aller aider. Et bien besoing leur estoit, car jà estoient si batus que mais aider ne se pouvoient. Car si grande quantité de Sarrasins y avoit qu’il fut dict et conseillé au mareschal que il n’y allast point, et qu’il valoit mieulx que deux galées périssent que tout. Duquel conseil le vaillant homme sceut mauvais gré à ceulx qui ce disoient ; et leur répondit qu’il aimeroit mieulx estre mort que par son deffault veoir mourir et perdre sa compaignie ; et que jà Dieu ne le laissast tant vivre que tant de recréandise fut en luy trouvée. Le plus tost qu’il put leur fut à l’encontre part elle contenance et maintien, que quand les ennemis le virent venir ils abandonnèrent tantost les deux galées, et se mirent en fuite au plus tôt qu’ils purent ; et tant se hastoient que la plus grande galée des Turcs alla férir en terre si grand coup, sans que ils y missent conseil, que grand foison en y eut de morts et d’affollés. Et ainsi sauva le mareschal les dictes galées, et s’en alla ceste nuict gésir au port de Tenedon, devant la grande Troye. Et le lendemain les galées des Vénitiens arrivèrent, et deux de Rhodes, et une galiote du seigneur de Metelin. Et tost après vint tout le navire qui debvoit aller au secours de Constantinoble. Si fut là fait le mareschal chef et conduiseur de toute ceste compaignie, de la bonne volonté et assentement de tous, et là il fit ses ordonnances et bailla la bannière de Nostre-Dame par droict d’armes, comme à celuy qui plus avoit vu, et qui estoit un vaillant chevalier, à porter en celuy voyage, à messire Pierre de Grassay. Et le lendemain, après que les messes furent chantées, le mareschal se partit à tout sa compaignée, et n’arresta jusques à ce que il fust en Constantinoble, où il fut receu de l’empereur, lui et sa compaignie, à très grand honneur et joye.

CHAPITRE XXXI.

La grand chère et joye que l’empereur fait au mareschal et à sa compaignie, et comment ils allèrent courir tost sus aux Sarrasins.

L’empereur, qui bien avoit sceu la venue du mareschal et de sa belle compaignie, avoit jà fait tout son apprest, et tous ses gens assembler, afin que, aussi tost que il seroit venu, n’y eust que à partir pour courir sus aux Sarrasins. Si ne séjourna pas là moult longuement le mareschal depuis qu’il fut arrivé ; mais n’y avoit esté que quatre jours, quand il fit assembler tous les gens de celle armée en une belle plaine pour les veoir. Et fut trouvé que ils estoyent en nombre de six cent hommes d’armes, six cent varlets armés, et mille hommes de traict, sans l’ost et l’assemblée de l’empereur, où il y avoit grand gent. Là leur ordonna comment il vouloit que ils allassent ; et fit ses chevetains et capitaines, et leur bailla charge de gens selon ce que il sçavoit que ils valoient, et que faire l’office chascun sçavoit en droict soy. Si monta sur mer l’empereur à tout celle compaignie ; et furent leurs vaisseaux par nombre vingt et une galées complies, et trois grandes galées huissières, ès quelles ils menoient six vingt chevaulx, et six que galiotes que brigantins. Si partirent de Constantinoble, et allèrent arriver en Turquie, et descendre par belle ordonnance en un lieu que on dict le pas de Naretès. Si entrèrent au pays de Turquie comme à la montance d’environ deux lieues, et prindrent à destruire, brûler et gaster tout le pays d’environ la marine ; et par tout où ils passèrent, où il y