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DE JEAN BOUCIQUAUT. — PARTIE I.

ceut à grand joye et honneur. Si les mena en sa cité de Bude, où grandement les honnora et aisa de tout ce que il peut. Si n’eurent pas esté là moult de jours à séjour, quand le roy de Hongrie, par la volonté et assentement des seigneurs François qui fors la bataille ne désiroient, fit ses ordonnances, et ses gens mit en arroy bien et bel, et si qu’il affiert en tel cas. Et peu de jours après se mit sur les champs pour aller au devant des Sarrasins lesquels on luy avoit dict que ils approchoient. Et quand il fut dehors, trouva que nos François et les autres estrangers, et les siens propres qu’il avoit avec luy, montoient bien à cent mille chevaulx. À l’issue du royaume de Hongrie vindrent au fleuve que on nomme la Dunoe ; si le passèrent à navires. Outre ceste rivière avoit une grosse ville fermée que on nommoit Baudins, qui se tenoit pour les Turcs, si la voulurent nos gens assaillir. Devant ceste ville fut fait le comte de Nevers chevalier, aussi le comte de la Marche et plusieurs autres. Le lendemain qu’ils furent arrivés prirent à combattre la dicte ville par grande ordonnance. Mais aussi tost que l’assault feut commencé, saillit dehors le seigneur du pays, lequel es toit chrestien grec, et par force avoit esté mis en la subjection des Turcs, et vint rendre luy, la ville et tout son pays au roy de Hongrie, et luy délivra tous les Turcs qui estoient dedans la forteresse.

CHAPITRE XXIII.

De plusieurs villes que le roi de Hongrie prist sur les Turcs, par l’aide des bons François : et comment le vaillant mareschal Bouciquaut entre les autres bien s’y porta.

Après que la ville de Baudins eut esté prise comme dict est, se partit de là le roi de Hongrie à tout son ost, et s’en alla devant une autre ville appellée Raco. Mais si tost que le comte d’Eu et le mareschal de Bouciquaut sceurent que le roy avoit délibéré d’aller là, ils firent une emprise pour y estre des premiers. Si allèrent avec eulx plusieurs grands seigneurs, c’est à sçavoir messire Philippe de Bar, le comte de la Marche, le seigneur de Coucy, le séneschal d’Eu et plusieurs autres, et chevauchèrent toute nuit tant qu’ils y furent le matin. Mais si tost que les ennemis les virent approcher ils issirent dehors en grand quantité pour aller rompre un pont gisant qui estoit par dessus un grand fossé, qui deffendoit que nul ne pust venir près des murs ny de la closture de la dicte ville. Et estoit celuy fossé si très profond que en nulle manière on ne le pouvoit passer, fors par sus iceluy pont. Si arrivèrent là nos gens, qui se hastoient d’aller avant que les Sarrasins pussent estre à temps à despecer le pont. Si s’entrecoururent sus en celle place, et nos gens les envahirent de grand vigueur, qui moult y firent de belles armes ; car les Sarrasins taschoient tousjours à venir rompre le pont, et avoient faict une telle ordonnance, que tandis que une partie d’entre eulx maintien droit la bataille, les autres iroient despecer le dict pont : mais tout ce ne leur valut rien ; car le vaillant mareschal demanda au comte d’Eu, pour ce que il estoit premier chef d’icelle emprise, la garde du dict pont, qui forte chose estoit à garder et difficile, pour la grande quantité de Sarrasins qui tousjours y arrivoient : et il luy bailla. Si le garda si vaillamment, luy et ses gens, que Sarrasins n’eurent pouvoir d’en approcher ; et moult y fit le mareschal de belles armes par plusieurs fois ; car souvent repoussoit les Sarrasins par vive force dedans leur ville, et puis de rechef ils issoient dehors. Mais il leur estoit derechef à l’encontre, par telle vertu que ils ne pouvoient souffrir sa bataille, et r’aller les en convenoit. Et à bref parler de ce que il feit là endroict, sans faille tellement y ouvra que il monstra bien, si comme autresfois avoit fait, que il estoit un très vaillant et esprouvé chevalier. Le comte d’Eu et les autres barons françois qui avec luy estoient, qui se combatoient à l’autre partie des Sarrasins comme dict est, tant y firent et tant y chappelèrent, et tant bien s’y portèrent que par force reboutèrent les Sarrasins en leur ville et moult en occirent. Celle journée arriva le roi de Hongrie à tout son ost celle part, et tantost prist à mettre ses gens en ordonnance pour assaillir la ville. Quand le mareschal Bouciquaut vit ce, il envoya tantost de ses gens en un lieu près d’illec, où il y avoit de beaux arbres, et fit faire deux grandes eschelles : et quand il vit la grande flotte des gens d’armes venir pour aller assaillir la ville, adonc dit-il à ses gens : « Certes, dit-il, grand honte nous seroit, si autres gens passoient ce pont devant nous qui l’avons eu en garde. Or sus, mes très chers compaignons et amis, fai-