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LIVRE DES FAITS

raison estoit pour le grand amour que il avoit à luy qui entreprenoit le voyage, et le plaisir que il avoit d’aller en sa compaignie. Si fust ceste chose tantost espandue par tout, et tant alla avant que le duc de Bourgongne qui ores est et lors estoit comte de Nevers en ouyt parler. Adonc luy qui estoit en fleur de grand jeunesse, désirant suivre la voye que les bons quièrent, c’est à sçavoir honneur de chevalerie, considérant que mieulx ne se pouvoit employer que de donner au service de Dieu sa jeunesse, en traveillant son corps pour l’accroissement de la foy, désira moult d’aller en ceste honnorable besongne. Et tant de ce timonna son père le duc de Bourgongne qui lors vivoit, qu’il eut congé d’y aller. De ceste chose alla le bruit par tout, et pour ce que adonc estoient trefves en France, pour laquelle cause chevaliers et escuyers y estoient peu embesongnés des guerres, désirèrent plusieurs jeunes seigneurs du sang royal, et autres barons et nobles hommes, à y aller, pour eulx tirer hors de oiseuse, et employer leur temps et leurs forces en fait de chevalerie ; car bien leur sembloit, et vray estoit, qu’en plus honnorable voyage et plus selon Dieu ne pouvoient aller. Si fut toute la France esmue de ceste chose. Et pour les nobles seigneurs et barons qui y alloient, à peine estoit chevalier ne escuyer qui puissance eust qui n’y désirast aller. Et des principaulx qui furent de ceste emprise dirons les noms et le nombre des François. Le premier et le chef de tous fut le comte de Nevers, qui ores est duc de Bourgongne, cousin germain du roy de France, monseigneur Henry et monseigneur Philippe de Bar frères, et cousins germains du roy, le comte de la Marche, et le comte d’Eu connestable, cousins du roy. Des barons : le seigneur de Coucy, le mareschal Bouciquaut, le seigneur de la Trimouille, messire Jean de Vienne admiral de France, le seigneur de Heugueville, et tant d’autres chevaliers et escuyers, toute fleur de chevalerie et de noble gent, que ils furent en nombre bien mille du royaume de France. Si fait icy à noter le grand couraige et bonne volonté que les vaillans François ont toujours eu et ont en la noble poursuite d’armes, pour lequel honneur acquérir n’espargnent corps, vie, ne chevance. Car il est à savoir que nonobstant que ils eussent fait le comte de Nevers leur chef, si comme raison estoit, si y alloit chacun à ses propres despens, excepté les chevaliers et escuyers qui y alloient soubs les seigneurs et barons, pour les accompaigner et pour leur estat. Et entre les autres le mareschal Bouciquaut y mena à ses despens soixante dix gentils-hommes, dont les quinze estoyent chevaliers ses parens, c’est à sçavoir messire le Barrois, messire Jean et messire Godemart de Linières, messire Regnaud de Chavigny, messire Robert de Milli, messire Jean d’Egreville, et autres, jusques au nombre dessus dict. Et semblablement les autres seigneurs en menèrent ; et par espécial le comte de Nevers y mena belle compaignie de gentilshommes, de l’hostel de son père et des siens.

CHAPITRE XXII.

Comment le comte de Nevers, qui ores est duc de Bourgongne, voulut aller au voyage de Hongrie, et comment il fut faict chevetaine de toute la compaignie des François qui là allèrent.

Quand le comte de Nevers et les autres seigneurs et barons eurent très bien appresté leur erre, ils prirent congé du roy, de la royne et de nos seigneurs, et de leurs pères et parens. Si croy bien que assez y eut pitié au départir des pleurs et des plaints de leurs prochains, et des mères et femmes, sœurs et parentes. Et n’estoit mie sans cause ; car moult estoit le voyage périlleux, comme bien y a paru ; et si elles eussent sceu les dures nouvelles qui leur en estoient à venir, je ne croy mie que, à de telles y avoit, le cœur ne fust party. Si fut piteuse la départie à ceulx qui puis ne retournèrent. À tant se mit le comte de Nevers en voye à toute sa belle compaignie ; et tant erra par l’Alemaigne, et puis par Austriche, qu’il arriva au royaume de Hongrie. Tantost allèrent les nouvelles au roy qui estoit adonques en la cité de Bude, comment le comte de Nevers, à tout moult noble compaignie des seigneurs de la fleur de lys, et d’autres haults barons et bonne gent, venoit à son aide. De cette nouvelle fut moult joyeux le roy, et le plus tost qu’il put vint à l’encontre, à tout moult grande compaignie de gent ; car jà avoit fait moult grand amas de gens d’armes, tant d’estrangers comme de ceulx de son pays. Tant alla le roy qu’il rencontra le comte de Nevers. Quand le roy fut approché de luy, moult fit grande révérence au dict comte et à tous ceulx du sang royal, et aux autres barons, et tous re-