Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/592

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
586
LIVRE DES FAITS

Si s’entrefirent les deux frères moult grande joye ; et ainsi comme messire Bouciquaut et son frère attendoient temps et saison que la dicte guerre se fist, luy vint messaige de par le roy, qui luy mandoit qu’il avoit en propos de faire certain voyage, si vouloit qu’il fust avec luy, et pour ce luy mandoit expressément, que tantost et sans délay s’en retournast vers luy. Ces nouvelles ouyes, Bouciquaut, qui désobéir n’osa, quoy que il lui en pesast, se mist au retour, si comme raison estoit, et tant erra pour venir tost devers le roy, que il estoit jà venu au pays de Flandres. Et comme il estoit à Bruxelles, messaige luy vint de par le roy, qui luy mandoit que par l’ordonnance de son conseil il avoit changé propos, si luy remandoit qu’il estoit à sa volonté de s’en revenir ou de tenir son voyage. Quand Bouciquaut ouït ce, il fut moult joyeux, et s’en retourna dont il venoit. Et ainsi comme il s’en retournoit, et jà estoit à Conigsberg, advint telle adventure, que comme plusieurs estrangers fussent arrivés en la dicte ville de Conigsberg, lesquels alloient pour estre à la susdicte guerre, un vaillant chevalier d’Escosse appelé messire Guillaume de Duglas, fut là occis en trahison de certains Anglois. Quand ceste mauvaistié fut sceue, qui desplaire debvoit à tout bon homme, messire Bouciquaut, nonobstant que à celuy messire Guillaume de Duglas n’eust eue nulle accointance, mais tout par la vaillance de son noble courage, pour ce que le faict luy sembla si laid qu’il ne dust estre souffert ne dissimulé sans vengeance, et pour ce que il ne vit là nul chevalier ny escuyer qui la querelle en voulsist prendre, nonobstant qu’il y eust grand foison de gentils-hommes du pays d’Escosse, ains s’en taisoient tous, il fist à sçavoir et dire à tous les Anglois qui là estoient, que s’il y avoit nul d’eulx qui voulsist dire que le dict chevalier n’eust été par eulx tué faulsement et traistreusement, que il disoît et vouloit soustenir par son corps que si avoit, et estoit prest de soustenir la querelle du chevalier occis. À ceste chose ne vouldrent les Anglois rien respondre, ains dirent que si les Escossois qui là estoient leur vouloient de ce aulcune chose dire, que ils leur en respondroient : mais à luy ne vouldroient rien avoir à faire. Et ainsi demeura la chose, et Bouciquaut s’en partit, et fut tout à point en Prusse à la guerre, qui fut la plus grande et la plus honnorable que de long temps y eust eu. Car celle année estoit mort le haut maistre de Prusse, et celuy qui de nouvel estoit en son lieu estably mit sus si grande armée qu’ils estoient bien deux cent mille chevaux, qui tous passèrent au royaume de Lecto, où ils firent grande destruction de Sarrasins, et y prindrent par force et de bel assault plusieurs forts chasteaux. Et en ceste besongne, pour ce que messire Bouciquaut vit que la chose estoit grande, et moult honnorable et belle, et qu’il y avoit grande compaignie de chevaliers et d’escuyers et de gentils-hommes, tant du royaume de France comme d’ailleurs, leva premièrement bannière ; et fist en celle besongne tant d’armes que tous l’en louèrent ; et par l’entreprise de luy, avec le hault maistre de Prusse, fut fondé et faict en celuy pays de Sarrasins, au royaume de Lecto, malgré leurs ennemis et à force, un fort et bel chastel en une isle, et nommèrent le dict chastel en François le chastel des Chevaliers. Et demeurèrent sur le lieu le dict hault maistre et Bouciquaut accompaignés de belle compaignie de gens d’armes, pour garder la place tant que il fust achevé, et après s’en retournèrent en Prusse.

CHAPITRE XVIII.

Comment messire Bouciquaut fut faict mareschal de France.

Au temps que messire Bouciquaut estoit en Prusse, comme dict est cy devant, trespassa de ce siècle le mareschal de Blainviile. Mais, comme dict la ballade : Qui bien aime n’oublie pas son bon ami pour estre loing ; le bon roy de France, qui aimoit de moult grand amour, et aime encores et tousjours aimera Bouciquaut, comme par plusieurs fois luy avoit démonstré, à celle fois derechef grandement luy monstra. Car nonobstant que, si tost que le mareschal de Blainville fut trespassé, luy fut requis l’office par plusieurs haults et grands seigneurs, et nonobstant que Bouciquaut ne fust mie présent, ains ne l’avoit veu jà avoit près d’un an, ne l’oublia pourtant le bon noble roy ; ains délibéra incontinent que autre ne l’auroit que luy. Et de fait luy manda hastivement que tantost et sans délay il s’en retournast. Si vint si à point le messaiger du roy devers Bouciquaut, que il le trouva que jà il s’en retournoit du susdict