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LIVRE DES FAITS

liers et escuyers grande louange luy donnoient, et petits et grands ne parloient sinon de luy, et de ce que on luy avoit vu faire grand compte en tenoient, en racontant chascun à son tour diverses armes de grand force que vu faire luy avoient : et à brief parler, au jugement de tous, l’honneur de la journée en emporta Bouciquaut. Le lendemain vouldrent nos gens recommencer l’assault ; mais quand les ennemis virent ce, ils se rendirent, et pour celle prise semblablement se tournèrent François plusieurs chasteaux et villes de là environ.

CHAPITRE XV.

Comment messire Bouciquaut alla outre mer où il trouva le comte d’Eu prisonnier.

Faictes et accomplies les choses dictes cy-dessus, le duc de Bourbon s’en retourna à Paris ; mais messire Bouciquaut, qui grand désir avoit de visiter la terre d’outre mer, prit congé du dict duc. Et luy et messire Regnauld de Roye de compaignie partirent ensemble, et tant errèrent qu’ils vindrent à Venise, ou ils montèrent sur mer, et allèrent descendre en Constantinople. Et là demeurèrent tout le caresme. Et en ces entrefaites envoyèrent devers Amurat, père du Basat, qui estoit adonc en Grèce, près de Galipoli, pour requérir un saufconduit, lequel il leur octroya très volontiers. Si s’en allèrent après devers luy, et il les receut à grand feste, et leur fit très bonne chère, et ils luy présentèrent leur service, en cas que il feroit guerre à aucuns Sarrasins. Si les en remercia moult Amurat ; et demeurèrent avec luy environ trois mois ; mais pour ce que il n’avoit pour lors guerre à nul Sarrasin ils prirent congé, et s’en partirent, et il les fit convoyer seurement par ses gens par le pays de Grèce, et par le royaume de Bulgarie, et tant qu’ils furent hors de sa terre. Si tournèrent vers Hongrie ; et tant allèrent qu’ils arrivèrent devers le roy de Hongrie, qui les receut à très grand chère, et grand honneur leur fit. Si avoit adonc le dict roy moult assemblé de gens, pour un grand débat qu’il avoit avec le marquis de Moravie, dont il fut pour ceste cause encores plus joyeux de leur venue. Là demeurèrent trois mois ; et après prirent congé du roy et s’en partirent, et adonc se séparèrent l’un de l’autre ; car messire Regnauld de Roye tourna vers Prusse, et messire Bouciquaut qui désiroit, comme dict est, visiter la Terre-Sainte, retourna à Venise, et prit son passaige outre mer. Si alla en Jhérusalem, au pèlerinage du saint sépulchre, que il visita très dévotement, et aussi fut par tous les saints lieux accoutumés. Et lorsqu’il faisoit la dicte cerche, il ouït nouvelles que le comte d’Eu, lequel venoit au dit saint pèlerinage, avoit été arresté à Damas de par le souldan de Babilone. Sitost que Bouciquaut eut ce entendu, adonc, nonobstant que il eust laissé toute sa robe en une nave sur la mer en intention d’aller en Prusse, par sa très grande franchise, et pour l’honneur du roy de France à qui le dict comte étoit parent, nonobstant qu’il n’eust oncques à luy guères d’acointance, alla devers luy à Damas, dont le comte eut grand joye quand il le vit. Si y arriva Bouciquaut si à point, que le souldan avoit envoyé quérir le comte pour amener au Caire devers luy. Quand il y fut, le dict souldan fit mettre en escript tous les gens qui estoient au dict comte d’Eu, et de sa mesgnie ; et aux autres pèlerins qui estoient avec luy, et n’estoient pas de ses gens, il fit donner congé de eulx en aller. Mais le très bon gentil chevalier franc et libéral Bouciquaut, qui s’en fut allé s’il eust voulu, ne le voult laisser là estre prisonnier sans luy ; ains pour luy faire compaignée se fist escripre et se mit en la prison avec lui. Et là demeura de sa volonté, et sans contrainte, à ses propres despens, par l’espace de quatre mois que le dict comte fut ès prisons du souldan, qui après les laissa aller. Et quand ils furent hors de prison, ils retournèrent à Damas, et de là prirent leur chemin à aller à Sainct-Paul des déserts, et de là à Saincte-Calherine du mont de Sinaï, et puis s’en vindrent droict à Jhérusalem. Et là de rechef messire Bouciquaut visita le sainct sépulchre, et paya tous les treus qui y sont establis, pour luy et pour ses gens, comme devant, et refist la cerche en tous les autres lieux. Et quand le comte d’Eu et Bouciquaut eurent partout ainsi esté, ils s’en partirent et vindrent à Barut, en intention de monter là sur mer pour eulx en retourner ; mais ils furent arrestés des Sarrasins, et l’espace d’un mois fut passé avant qu’ils les laissassent partir. Si montèrent en mer, et de là s’en allèrent en Cipre, et puis de Cipre à Rhodes, et là