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LIVRE DES FAITS

des chevaliers de France, comme que ils luy eussent failly de si peu de chose comme de jouster de fer de glaive, et que luy, qui estoit un des plus jeunes et du moindre pris, si ne luy faudroit mie de greigneur chose. Si voulsist adviser toutes telles armes comme il luy plairoit, et il les luy accompliroit très volontiers. Laquelle chose fut très briefvement faicte. Car bien sembloit à celuy de Courtenay, qui moult estoit vaillant chevalier et très renommé, que de Bouciquaut viendroit-il tost à chef. Si assemblèrent à la jouste les deux chevaliers : mais sans ce que j’alonge plus ma matière, pour deviser l’assiette des coups d’un chacun ; pour dire en brief, tous leurs coups parfirent : mais ce fut si bien, et si grandement au bien de Bouciquaut, que il en saillit à son très grand honneur, et louange. Pour laquelle chose, tantost après, par manière d’envie, un autre chevalier d’Angleterre, nommé messire Thomas Cliffort, l’envoya requérir de faire certaines armes nommées, lesquelles il luy accepta très volontiers. Et nonobstant que le droict et coustume d’armes soit telle, que le requérant va et doibt aller devant tel juge comme celuy qui est requis veult eslire, messire Bouciquaut doubtant que il peust estre empesché par le roy, ou autre de nos seigneurs de France, si ceste chose leur venoit à congnoissance, ou que le juge que il esliroit ne les y voulsist recevoir, alla accomplir les dictes armes à Calais devant messire Guillaume de Beauchamp, pour lors capitaine de Calais, et oncle du dict messire Thomas. Quand ils furent au champ, et vint à la jouste, sans faille tous deux moult vaillamment le firent : et à la parfin de leurs coups, messire Bouciquaut porta à terre de coup de lance messire Thomas, cheval et tout en un mont : si descendit tost à pied Bouciquaut et se prirent aux espées. Et sans plus alonger le compte des armes qu’ils firent à pied, c’est à sçavoir d’espées, de dagues et de haches, sans faille messire Bouciquaut tant y fit, que tous dirent que il estoit un très vaillant chevalier. Et ainsi en saillit à son très grand honneur. Après ces choses, en celle mesme année, le roi eut conseil, que grand bien seroit pour luy et pour son royaume, et grande confusion à ses ennemis, si luy-mesme passoit à grand puissance en Angleterre. Si fut faict adonc à celle entente moult grande armée, en laquelle fut baillé à messire Bouciquaut la charge de cent hommes d’armes. Mais ne tint pas le dict voyage : car avant qu’il peust estre mis sus du tout, l’hyver vint si fort que despecer le convint. Et fut appelée celle allée le voyage de l’Escluse, par ce que là vouloit le roi monter en mer, et jusques là alla. Et ainsi fut messire Bouciquaut à séjour celle saison, dont ne desplut mie à celle qui de bon cœur l’aimoit, qui maintes achées souventes fois avoit en son cœur pour les périlleuses advantures où il s’abandonnoit.

CHAPITRE XIV.

Comment messire Bouciquaut alla en Espaigne, et comment, au retour, le seigneur de Chasteauneuf, Anglois, entreprist à faire armes à luy, vingt contre vingt, et puis ne le voult ou n’osa maintenir.

Ceste année ensuivant, advint que le duc de Lancastre, à très grande puissance alla en Espaigne pour destruire le pays : et pource que il n’avoit mie intention de tost retourner, mena avec lui sa femme et ses enfans. Si avoit en son aide le roy de Portingal à cause de certaines alliances qui estoient entre eulx. Quand le roy d’Espaigne se vit ainsi oppressé de ses ennemis, il envoya tantost ses messaigers devers le roy de France, que il luy voulsist envoyer brief secours : de laquelle chose le roy dit que ce feroit-il très volontiers. Si y envoya messire Guillaume de Nouillac et messire Gaucher de Pasac, avec certain nombre de gens d’armes ; mais tantost après le duc de Bourbon y alla avec grand foison de gens, avec lequel messire Bouciquaut alla. Si y eut si belle compaignie, que quand le duc de Bourbon, avec ceux qui estoient allés devant, furent ensemble, ils se trouvèrent en nombre de gens d’armes bien deux mille. Adonc, pour le secours qui alors vint au roy d’Espaigne, les Anglois qui ne virent leur advantaige à celle fois, se retrairent en Porlingal. Et quand le duc de Bourbon eut esté une pièce au pays, pour ce que il luy sembla que on ne faisoit mie moult, il s’en partit pour retourner en France, et passa en retournant par le comté de Foix. Là se trouvoit aucunes fois messire Bouciquaut en compaignie d’Anglois, où ils buvoient et mangeoient ensemble, quand le cas s’y adonnoit. Et adonc, pour ce que les dicts Anglois apperceurent quelques abstinences que le dict messire Bouciquaut faisoit, demandèrent si c’estoit pour