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LIVRE DES FAITS

puis ne lui mesfit. Si luy dit Bouciquaut par mocquerie : « Les enfans de ton pays se joüent-ils à tels jeux ? » D’autres beaux coups et advantureux bien faicts fit le nouvel chevalier à ceste besongne ; et tant et si bien s’y porta, que il donna nonne espérance de son faict à tous ceulx qui le voyoient. Et ainsi fut tout le pays de Flandres subjugué par le roy de France. Et tout ce faict, le roy s’en retourna à Paris. Mais les Flamans indignés contre les François, et désirans de eulx vanger s’ils eussent peu, après que le roy se fut party, pour ce qu’ils veirent bien que ils ne pourroient forçoyer contre le roy, et que leur puissance estoit trop petite, pour grever les François, appelèrent les Anglois à leur aide, et les mirent en leur pays : dont, quand le roy le sceut, il y retourna, c’est a sçavoir l’année d’après. Et cestuy feut le voyage de Bourbourg, où le roy prist Bergues d’assault, où les Anglois estoient qui s’enfuirent. À cil assault et ès autres besongnes ne fut mie des derniers monseigneur Bouciquaut, ains bien s’y porta que nul mieulx. Et ainsi par trois années le roy alla en Flandres, tant qu’il rendit les Flamans et tout le pays subject à luy, et obéissant à leur naturel seigneur. Le roy, après la prise de Bergues, en s’en retournant en France, laissa son connestable Clisson à Téroüenne, accompaigné de bonnes gens d’armes, pour garder la frontière. Mais le jouvencel Bouciquaut ne ressembla mie ceulx lesquels après le grand travail fuyent tant qu’ils peuvent au repos et aise, si comme font les nouveaux et tendres, ains voult à toutes fins demeurer en la garnison avec le dict connestable.

CHAPITRE X.

Comment Bouciquaut feut la première fois en Prusse, et puis comment la deuxième fois il y retourna.

Après le département de la frontière dessus dicte, ne s’en voult mie retourner monseigneur Bouciquaut à Paris, ainsi que les autres faisoient, ains dit que il accompliroit le désir qu’il avoit d’aller en Prusse, si comme communément font les bons qui voyager désirent pour accroistre leur prix, entreprist adonc celuy voyage. Si se partit, et bien accompaigné s’en alla en Prusse, là où il se mist en toute peine à son pouvoir de porter dommaige aux Sarrasins ; et là demeura une saison, puis s’en retourna en France. Bien fut temps, et assez avoit desservy que il eût la joie de revoir sa dame, et n’est pas doubte que son gracieux cœur, jeune, gentil et tout parfaict en loyauté, sentoit ardemment la pointure du désir amoureux, qui tire les amans à convoiter veoir leurs amours, quand très loyaument aiment. Mais nonobstant, ce désir qui point de luy ne partoit, vouloit, avant qu’il s’aventurast à requérir si grand don comme l’amour de sa dame, le desservir par bien faire. Si prisoit tant si hault don, que il ne luy sembloit mie, si comme dict est, qu’il peust assez faire pour si grand grâce acquérir ; et tous ses faicts tenoit à peu de chose envers si riche guerdon. Mais amour, qui ne desprise pas ses humbles servans, ne leur souffre mie, pourtant s’ils n’osent grâce demander, perdre leur doux loyer et mérite, et que ceulx qui en vaillance si bien s’espreuvent que il en soit renommée, ne soient apperçus de leurs dames estre vrais, loyaux amoureux, et que amour ne die et mette en l’oreille aux belles pour qui ils se pènent, comme leurs vrais amans s’efforcent de valoir pour l’amour d’elles. Parquoy souventes fois tant y met peine amour que elle esveille courtoisie, qui tant s’en entremet avec franche volonté, que iceulx sont aimés sans ce que ils le sçaichent. Et tout ce leur est pourchassé par leurs bienfaicts et haultes dessertes. Si croy bien que par celle voye put advenir messire Bouciquaut à sa gracieuse entente sans vilain penser. Car trop fust la dame vilaine, qui refusast un tel servant ; parquoi je tiens que à son retour luy pourchassoit amour joie, et tout le doux accueil que à son amant dame par honneur peut donner et faire. Et ainsi Bouciquaut retourna en France, où il fut un peu à Paris à séjour. Au temps de lors avoit paroles de traicté entre les François et Anglois, auquel traicté allèrent à Boulongne le duc de Berry et celuy de Bourgongne, oncles du roy. Si voult Bouciquaut pour toujours son honneur accroistre en voyageant et voyant de toutes choses aller avec eulx au dict traité, et retourna avec les dicts nosseigneurs. Et pour ce que il lui sembla que on ne besongnoit mie moult adonc en France en faict de guerre, pour tousjours employer sa jeunesse en bien faire, s’en retourna pour la deuxième fois en Prusse, où l’on disoit que celle saison devoit avoir belle guerre. Là demeura un temps, puis s’en revint en France.