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LIVRE DES FAITS

mie à la coulpe du vin, mais de celuy qui follement en use. Doncques, selon mon opinion, en conclusion je veulx dire, que amour qui est fondée plus sur délit et folle plaisance que sur vertu et bonnes mœurs, ne peult durer, et que tel amour est au cœur que s’y boute cause d’assez de maulx et de griefves amertumes, et aucunes fois de destruction. Et de ceste matière, qui n’est mal gracieuse, se pourroient mouvoir plusieurs questions, et de moult subtiles : mais atant m’en tairay, pour tourner au premier propos, c’est à savoir de celuy de qui nostre matière est encommencée

CHAPITRE VIII.

Cy dit comment amour et desir d’estre aimé creust en Bouciquaut courage et volonté d’estre vaillant et chevaleureux.

Le gracieux jouvencel Bouciquaut, si comme nous avons touché, jà commencoit à sentir naturellement et par gentillesse de cuer de qui amour vient et sourt la pointure amoureuse que Douls-regard, le soubtil archer, procure et envoie à gentils courages. Or si print à devenir joyeux, joly, chantant, et gracieux plus que oncques mais : si print à faire balades, rondeaux, virelais, lais, et complaintes d’amoureux sentiment. Desquelles choses faire gayement et doulcement amour le feit en peu d’heures si bon maistre, que nul ne l’en passoit ; si comme il appert par le livre des cent balades, duquel faire luy et le sénéchal d’Eu furent compaignons au voyage d’oultre mer. Et voult avoir robes, chevaux, harnois, et tous habillemens cointes et faitis, plus que il ne souloit. Jà avoit choisy dame belle et gracieuse et digne d’estre aimée, si comme amour l’avoit admonesté, pour laquelle pristrent ses pensées à croistre de plus en plus en désirs chevaleureux. Si prist devise et mot propice à l’entente et propos de son amour, qu’il porta en tous ses habillemens, et secrètement en son courage aux désireux de tant faire par bien servir, celer, et par vaillance, et poursuivre armes, que l’amour de sa dame peust acquérir. Si la voyoit quand il pouvoit, sans blasme d’elle. Et quand à danse ou à feste s’esbatoit où elle fut, là nul ne le passoit de gracieuseté et de courtoisie, en chanter, en danser, en rire, en parler, et en tous ses maintiens. Là chantoit chansons et rondeaux, dont luy mesme avoit faict le dict ; et les disoit gracieusement, pour donner secrètement et couvertement à entendre à sa dame, en se complaignant en ses rondeaux et chansons, comment l’amour d’elle le destraignoit. Mais il ne fut mie tost hardy de sa pensée, plainement dire comme font les lobeurs du temps présent, qui sans desserte vont baudement aux dames requérir qu’ils soyent amés ; et de faintises et faulx semblans, pour elles décepvoir, bien se savent aider. Ainsi ne fit mie l’enfant Bouciquaut ; ains devant elle et entre toutes dames estoit plus doux et bénigne que une pucelle. Toutes servoit, toutes honnoroit, pour l’amour d’une. Son parler estoit gracieux, courtois, et craintif devant sa dame. Si celoit sa pensée à toute gent, et sagement savoit jecter son regard et ses semblans, que nul n’apperceust où son cœur estoit. Humblement et douleusement servoit amour et sa dame ; car il luy sembloit qu’il n’avoit mie assez faict de bien, pour si haulte chose requerre et demander, comme l’amour de dame ; et pour ce mettra ce dict toute peine que, par son bien faire, elle soit esmue à l’aimer, et le prendre en grâce, et vouldra toutes ses manières et conditions et contenances amender, et continuer de mieulx en mieulx pour l’amour d’elle. En celuy temps estoit assez de nouvel couronné le roy Charles sixième du nom, qui à présent règne. Adonc commencèrent à multiplier festes et joustes et danses en France ; plus que de long temps n’y avoit eu, pour cause du jeune roy, à qui jeunesse, puissance et seigneurie admonestoient de se soulacier et esbatre, comme à jeune cœur qui a puissance est chose naturelle. Si faisoit le roy au temps de lors souvent et menu de belles festes à Paris et ailleurs, où haultes princesses, et dames et damoiselles, de toutes parts estoient mandées. Si peut-on savoir que maintes en y avoit de belles, jolies et richement atournées. Là s’efforçoient ces jeunes chevaliers et escuyers d’estre jolis, cointes et avenans : car la vue de tant de nobles et belles dames leur accroissoit le couraige et volonté d’estre amoureux et avenans plus que oncques. Mais là estoient les joustes à tous venans grandes et plainières. Si ne s’y faignoient gentils hommes, de chascun endroict soy moustrer son vasselage pour l’amour des dames. Là estoit le jouvencel Bouciquaut joly, richement habillé, bien monté, et bien accompaigné, lequel, en rccepvant le doux