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LIVRE DES FAITS

gouverneur de la Daulphiné ; et aussi Mauvinet, leur frère de mère, qui moult vaillant chevalier a en son vivant este. Iceux estoient avecques luy, à garder le pas ou le lieu contre les autres petits enfans à qui de sa puissance chalengioient la place ; et autres fois vouloit estre l’assaillant, et par force en deboutoit les autres ; puis faisoit assemblées comme par bataille, et aux enfans faisoit bacinets de leurs chapperons, et en guise de routes de gens d’armes, chevauchant les bastons et armés d’escorce de bûches, les menoit gaingner quelques places les uns contre les autres. À tous tels jeux voulontiers jouoit, ou aux barres, ou au jeu que l’on dict le Croq-madame, ou à saillir, ou à jetter le dard, la pierre, ou si faites choses. Mais à quelque jeu qu’il jouast, tousjours estoit le maistre, et vouloit congnoistre du droict ou du tort des autres enfans. Et dès lors estoit sa manière seigneuriale et haulte ; et se tenoit droit, la main au costé, qui moult luy avenoit, regardant jouer les autres enfans pour juger de leurs coups. Et ne parloit mie moult, ne trop ne rioit ; non pas que ce luy vînt d’orgueil, ne oultrecuidance ; car il estoit amiable, doux et humain, et courtois sur tous autres enfans, et très humble et très obéissant à son maistre qui le gouvernoit, et à toute gent, mais que tort on ne luy feist ; car ce ne souffroit-il en nulle guise. Et telle manière avoir à si jeune enfant, estoit démonstrance de son grand et noble couraige qui très-lors se donnoit à congnoistre. Et qu’il eust grand cœur, apparut bien une fois, que son maistre l’avoit batu, pour cause que un enfant s’estoit plaint qu’il lui avoit donné une buffe, pour ce qu’il l’avoit desmenty, Bouciquaut ne pleuroit point, ains tenoit sa main soubs sa joue, comme tout pensif. Son maistre, qui regarda la manière qu’il ne pleuroit point, comme font les autres enfans communément, qui pleurent quand on les a battus, luy dist asprement : « Regardez ! est-il bien fier ce seigneur-là ! il ne daigne pleurer. » L’enfant lui respondit : « Quand je serai seigneur, vous ne m’oserez batre. Et je ne pleure point, pour ce que si je pleuroye, on sauroit bien que vous m’auriez batu. » Quand il fut un peu grandelet, le saige roi Charles, qui lors vivoit, lequel n’avoit pas oublié les bons services que son père, le vaillant mareschal Bouciquaut, avoit faicts en son vivant au roi Jean et à lui, aussi ès faicts des guerres du royaume de France contre les Anglois, eut espérance que semblablement le fils seroit vaillant, et que bien estoit raison qu’il le rémunerast des biens faits de son feu père. Si voult et ordonna qu’il fust amené par deçà, et qu’il demeurast à la cour du Daulphin de Vienne, son fils, qui à présent règne. Et ainsi feut faict. Si fut nourry avec le dict Daulphin jusques à ce qu’il eut d’âge environ douze ans. Et tant comme il y fut si se gouverna très gracieusement, tellement que le Daulphin l’avoit moult cher. Et semblablement tous les autres haults et nobles enfans qui là estoyent nourris, et mesmement aussi les grans gens l’aimoient, et moult réputoient ses belles manières sages, et gracieuses et toutes telles que noble enfant taillé à venir à grand bien doit avoir.

CHAPITRE IV.

Cy dit de la première fois que Bouciquaut prist à porter les armes.

Bouciquaut si que dit est, estoit jà venu en l’âge de douze ans, et nonobstant que ce soit moult grand’jeunesse à jà commencer à porter armes, cestuy enfant, oultre le commun cours des autres enfans, qui en cet âge naturellement ont coustume de plus désirer à jouer avec les autres enfans que à faire quelconque autre chose, ne cessoit de se débatre et guermenter qu’il fust armé et allast à la guerre. Et à bref parler, nonobstant que plusieurs qui l’oyoient se rigolassent de luy, disans : « Dieux de l’homme d’armes ! » Tant s’en débatit, que le duc de Bourbon en ouyt parler. Et de ce quil luy fut rapporté que l’enfant disoit, et du grand désir qu’il avoit d’aller en guerre, eut moult grand ris, considérant le grand courage qu’il avoit en si jeune âge. Dont il présuma que, s’il vivoit, encore seroit un vaillant homme ; dont il fut moult joyeux ; et pour le plaisir qu’il y prist, requist au roy que il luy voulsist bailler, pour le mener avec lui en l’armée qu’on faisoit adonc, pour aller en Normandie assiéger et prendre les chasteaux et forteresses du roy de Navarre qui lors vivoit, à qui le roi Charles avoit contens. À laquelle dicte requeste du duc de Bourbonnois, le roy, par manière de jeu et d’esbatement, et pour accomplir le désir de l’enfant, s’y consentit : mais bonne garde lui bailla. Si fut Bouciquaut armé, et mis en estat ; quand il se vit habillé tout ainsi qu’il demandoit, ne convient à demander s’il