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LIVRE DES FAITS

sont rapportées les choses passées, et que à l’œuil nous ne voyons mie. Et pour ce dict Caton : « lis les livres ». Car certes, homme de quelque estat qu’il soit ne sera jà droictement appris, si n’est par introduction de lettres et de livres. Et pour ce me semble que moult devons louer science et ceulx qui les sciences nous donnèrent, par qui avons congnoissance de tant de nobles choses que nos yeux peuvent voir, et des vaillans preux trespassés, qui tant honorablement vesquirent en ce monde qu’ils en ont desservy mémoire à tous jours.


PARTIE I.


CHAPITRE PREMIER.

Cy dit par quel mouvement ce présent livre fu faict.

Affin qu’il ne soit pas celé, mais sceu de tous ceulx qui ce présent livre verront et orront, par quel mouvement il a esté faict et mis sus, il est à savoir que plusieurs chevaliers de grand renom et gentils-hommes vaillans poursuivans le noble faict et hautesse des armes, lesquels ont congneu et hanté dès son enfance, de tels y a et encores font, le bon vaillant preux mareschal de qui nous parlons, et ses nobles ancestres, et esté avec lui en maintes nobles places et assemblées chevaleureuses, parquoy tant l’ont veu et esprouvé en toutes conditions qui à vaillant chevalier advisent, ont advisé que, affin que le temps advenir, si comme devant est dict, le nom et bien faict de si vaillant preud’homme ne soit péry, ains soit demeurant au monde avec les vivans par longue mémoire, et que les autres s’y puissent mirer, que bon seroit que certain livre de luy et de ses faicts fust faict. Et pour ce, comme il en soit bien digne, advisèrent personne propice à qui l’œuvre commirent et chargèrent, laquelle personne, pour l’authorité de luy et aussi d’iceulx nobles dignes de foy, ne contredit leur bon vouloir, ains promit, à l’aide de Dieu, l’accomplir au mieulx que faire le sauroit, selon la relation de leurs rapports, et sans rien du sien en parlant de luy adjouster ; et ainsi entreprist ce dict œuvre, après le tesmoingnage et le rapport d’iceulx, qui estre nommés ne veulent, affin que envieux ne deissent que aulcune flaterie leur feist dire.

CHAPITRE II.

Cy dit de quieulx parens fut le mareschal Bouciquaut, et de sa naissance et enfance.

Or entrons d’ores-en-avant au propos que nous entendons à poursuivre, c’est de parler du vaillant Bouciquaut, à louange duquel, véritable et sans flaterie, sera continué ce livre, à l’aide de Dieu, jusques à la fin. Fils fut du noble et très vaillant chevalier monseigneur Jean le Maingre, dit Bouciquaut, lequel dict chevalier fut moult preud’homme, et de grand savoir, et toute sa vie et son temps employa en la poursuite d’armes. Et à l’exemple des vaillans anciens, qui ainsi le feirent, ne luy chailloit de trésor amasser, ne de quelconques choses fors d’honneur acquérir. Pour lesquels biens faicts, et sa grand vaillance, et preud’hommie, au temps des grandes guerres en France, au vivant du çhevaleureux roy Jean, fut faict mareschal de France. Lequel servit le dict roy en ses guerres, si comme assez gens encore vivans le sçavent, si puissamment, que de présent est appellé et tous jours sera le vaillant mareschal Bouciquaut. Et encores pour un petit toucher de la grand’ardeur et seule convoitise qu’il avoit en la poursuite d’armes, sans ce qu’il luy chalust de quelconque autre avoir, dirons de luy en brief, ce qu’il respondoit à ses parens et autres de ses amis, quand par plusieurs fois le blasmèrent de ce qu’il n’acquéroit terres et seigneuries pour ses enfans, veu qu’il estoit tant en la grâce du roy. « Je n’ay rien, disoit-il, vendu, ne pensé à vendre de l’héritage que mon père me laissa, ne point acquis aussi n’en ay, ne vueil acquérir. Si mes enfans sont preud’hommes et vaillans, ils auront assez, et si riens ne vaillent, dommaige sera de ce que tant leur demeurera. » Assez se pourroit dire de ce vaillant preud’homme, qui voudrait parler de ses faicts et vaillances : mais pour tirer à la matière dont nous espérons à parler, à tant nous en souffrerons. Si ne forligne mie son vaillant fils, s’il est plain de bonté, car ainsi que dit ce proverbe commun : de bonne souche bon syon. Sa femme, et mère de celuy dont nous faisons nostre livre, fut madame Fleurie de Linières, qui en son vivant estoit très bonne, belle, sage et très noble dame, et