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DE SIRE JEAN FROISSART.

Ordonnai-je ceste balade ;
Et quand je poc je l’escrisi.
Bien me plot quant je le lisi.
Non-pour-quant pas n’en fu estainte
La maladie, qui destainte
M’avoit la couleur et la face.
Or est drois que memore face
Comment vivoïe. Nuit et jour,
Sans avoir gaires de séjour,
Je me tournoie et retournoie.
Et en tournant tels m’atournoie
Que je ne vous saroïe dire
De cent parts le mendre martire
Que j’avoïe lors à porter.
Mès pour moi un peu conforter
J’en laissoie bien convenir
D’amours le très doulc souvenir ;
Et ce grandement me valli.
Mès toutes fois il me falli
Estre trois mois trestous entiers
À la fièvre certains rentiers ;
Et homs qui vit en tel meschief
À par droit dolourous le chief.
Je l’avoie lors si endoivle,
Et le coer si mat et si foible
Qu’à painnes pooïe parler,
Ne moi soustenir, ne aler ;
Et la calour si m’ataingnoit,
Et si très fort me destraignoit
Que je n’avoie aultre désir
Que tout dis boire et moi jesir ;
Mès deffendu on le m’avoit,
Uns médecins, qui bien sçavoit
Quel maladie avoie el corps.
Pour moi traire de calour hors
Avoit à mes gardes bien dit
Qu’on ne laissast entours mon lit
Nul buvrage, ne pot, ne voire,
Car trop contraire m’estoit boire,
Et on m’en garda bien aussi.
Dont une fois m’avint ensi
Que j’avoie calours si grans
Que de riens je n’estoie engrans
Fors de tant que béu euisse ;
Et me sambloit, si je peuisse
Boire, que j’estoie garis.
Adont di-jou tous esgaris :
« Ha ! pour Dieu ! qu’on me donne à boire
« Ou je muir ! » On ne m’en volt croire,
Ains mes gardes se tenrent quoi ;
Et je, par grans desir dis : « Quoi !
« Me laïran de soif morir ! »
En cel ardour, en ce desir,
M’ala souvenir de ma dame ;
Lors m’alai acoisier, par m’ame !
Et pris fort à penser. Nient-mains
Sus mon orillier mis mes mains.
En ceste ardour qui me tenoit
Mains pensers devant me venoit.
Là ordonnai une complainte
D’amours.............
..................
En souspirs en plours et en plains
Prist un peu d’arrest mes complains.
Et non-pour-quant en mon gisant
Ce complaint aloie disant
Plus d’une fois le jour sans doubte ;
Là estoit mon entente toute,
Et le souvenir de ma dame,
Que Diex gart et de cors et d’ame !
Ce me faisoit entr’oublyer
Assés mon mérancolyer.
À ce m’esbatoie à par mi.
Au chief de trois mois et demi
Se cessa la fièvre qu’avoie ;
Je me mis au raler la voie.
Je sambloie bien demi mors.
Moult de fois le mau puis remors.
Et ma dame en parla à celle :
« Cils jones homs est moult, dist-elle,
« Empirés, dont ce poise moi.
— Dist la damoiselle : « Je croi
« Qu’il se prendera à santé. »
— « Ce seroit bien ma volonté
Dist ma dame, par Saint Remi ! »
Tout ensi le resdit à mi
La damoiselle, Diex li mire !
C’est drois qu’en tels parlers me mire,
Car ce m’estoit uns grans confors.
Or me prist voloirs d’aler fors
Dou pays, et oultre la mer,
Pour moi un petit refremer
En santé et pour mieuls valoir.
Je ne mis pas en noncaloir
Mon pourpos, ains persévérai.
Et que fis-je ? je le dirai.
À la damoiselle m’en vins
De mon aler parlement tins ;
Et elle le me loa bien
Pour ma santé et pour mon bien :
« Car d’un homme tout-dis avoir
« À l’ostel, ce n’est pas savoir.
« Et entroes que vous serés hors
« Ne poet estre qu’aucun recors
« Ne seront de vous, moi à elle. »
— « Voire, di-je, ma damoiselle !
« Mès entroes que hors je serai
« Et que ceste point ne verai
« Dont tant me plaisent li regart,
« Que ferai-je ? se Diex me gart !