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RÉDACTION PRIMITIVE

dre terre à ung port qu’il avoient avisé ; mais il ne peurent, car ung gran tourment les prist en mer, qui les mist hors du chemin ; si qu’ils ne sceurent dedens deux jours leur il estoient ; mais Dieux leur fist grant grâce ; car se ils fussent embatu leur ils tendoient à venir, il estoient perdu d’avantage et cheu ès mains de leurs anemis qui bien savoient leur venue et là les attendoient à grant puissance, pour destruire et tout mettre à mort. Dont Dieux ne volt ce consentir. Et ce apparut clèrement, que malgré eulx, ainsi que de droite miracle, les destourna de celui port. Et advint que au tiers jour que chils tourmens fu passés, les maronniers perchurent et congneurent terre en Engleterre. Si trayrent celle part à grant joie, et prinrent terre, et descendirent sur le sablon au droit rivage de le mer. Si demourèrent par trois jours à petite pourvéance. Si desquerquièrent tous leurs vaisseaux, chevalx et harnas. Et pour vray il ne savoient en quel lieu en Engleterre il estoient, ou près d’amis ou d’anemis. Et au quart jour il se mirent à l’aventure de Dieu et de saint George. Si chevauchèrent tant amont et aval, d’une part et d’aultre, qu’il trouvèrent aucun petit hamelet, et un pou plus avant une grant abaye de noirs moisnes, que l’en appelloit Saint-Aymont ; et là se herbergèrent et rafresquirent par trois jours, car grant besoing leur estoit.

CHAPITRE XVII.

Adont s’espandirent les nouvelles parmi le pays, tant qu’elles vinrent jusques à ceulx par quelle seureté la dame estoit rapassée. Si s’apareillèrent au plus tost qu’ils peurent, pour aler vers ly et vers son fil qu’il désiroient à avoir à seigneur. Et le premier qui y vint bien accompaignié, fu li quens Henry de Lenclastre au tort col, qui fu frère au conte Thomas de Lenclastre qui fu décollés comme vous avez oy conter, et fus père au duc Henry de Lenclastre, qui fu à son temps li un des bons chevaliers du monde. Chils conte Henry vint par devers la roynne à grant gens d’armes. Et après vinrent tant d’aultres barons, chevaliers et escuiers qu’à merveilles ; car il leur sambloit qu’il seroient hors de tous périls ; et tous jours leur croissoient gens. Et quant ils furent tous ensamble, ceulx dedens avec ceulx dehors, si eurent conseil tout d’un accort ensamble, qu’ils en yroient droit à Bristo, à tout leur povoir, là où ly rois d’Engleterre se tenoit, qui estoit une grosse ville et bien fermée, sur un bon port de mer ; et y avoit ung chastel très fort. Si flotoit la mer tout autour. Là se tenoit le roy et messire Hue le Despensier qui estoit de l’eage de près quatre vingt et douze ans, et messire Hue son fil, qui estoit maistre conseillier du roy et cause de tous les maulx dont cy dessus avez oy parler. Et aussi le conseilloit et ennortoit le conte d’Arondel, qui avoit à femme la fille du dit messire Hue le jovène. Et y avoit pluiseurs chevaliers et escuiers, tous consentans à ces mauvais consaulx, repairant en la court du roy. Si se mist la royne et toute sa noble compaignie au chemin pour aller celle part. Et certes, par toutes les villes leur ils venoient, on leur faisoit grant feste, et habandonnoient tous leurs biens ; et partant nuls maulx ne leur estoit faist ne domage. Et tant firent par leurs journées qu’ils vinrent devant la ville de Bristo. Si l’assegèrent sagement de tous costés.

CHAPITRE XVIII.

Quant le roy et messire Hue le fil virent leur ville ainsi assise, si se mirent ou chastel. Le viel messire Hue et le conte d’Arondel et pluiseurs autres qui estoient de leur accord se tenoient en la ville. Et quant ils virent le pouvoir de la royne si grant et si enforchié, et véoient leur grant péril et dommage aparant, ils eurent conseil qu’ils renderoient eulx et leur ville, salve leurs vies et le leur ; mais onques la royne ne s’i volt accorder, s’elle n’avoit à sa volenté le dit messire Hue et le comte d’Arondel, lesquels elle héoit amèrement. Et quant ceulx de la ville virent que, pour ces deux chevaliers, il ne povoient venir à paix ne salver leurs biens, il eurent conseil et accord ensamble. S’ouvrirent les portes. Si y entra la roynne et messire Jehan de Haynnau et toute leur belle routte, et se herbergèrent aval la ville à leur plaisir. Et là fut prins le dit messire Hue, et le comte d’Arondel, et amenés devant la roynne ; et ossy y furent amené li sien josne enfant Jehan de Elthem et deux fillettes, de quoy la roynne eut grant joie. Et encontre ce eurent grant deul et grant peur le roy et messire Hue le Despensier le fil qui estoit ou chastel, qui véoient leur grant meschéance apparante ; et tout le pays tourner contre eulx avec la royne. S’il estoient en grandes pensées, ce n’est mie à doubter.