Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1397]
315
LIVRE IV.

CHAPITRE LXIII.

Comment le comte Maréchal appela de gage à outrance le comte Derby, fils au duc de Lancastre, en la présence du roi et de tout son conseil, dont depuis plusieurs maux vinrent en Angleterre.


Le roi Richard d’Angleterre avait une condition telle, que quand il enchargeoit un homme, il le faisoit si grand et si prochain de lui que merveilles, ni nul n’osoit parler du contraire ; et créoit si légèrement ce que on lui disoit et conseilloit que roi qui eût été en Angleterre dont mémoire fût de grand temps. Et point ne se exemplioient ceux qui étoient en sa grâce et amour comment il en étoit mal avenu à plusieurs, ainsi comme au duc d’Irlande qui en fut bouté hors d’Angleterre, et à messire Simon Burlé qui par les consaux qu’il donna au roi fut décollé, et messire Robert Trésilien, messire Nicolas Brambre, messire Jean Walourde, et plusieurs autres qui conseillé l’avoient et morts en étoient ; car le duc de Glocestre avoit rendu grand’peine à eux détruire. Or étoit-il mort ainsi que vous savez ; dont ceux qui demeurés étoient de-lez le roi, et qui nuit et jour le conseilloient à leur volonté, n’étoient pas courroucés de sa mort ; car ils supposoient que nuls ne contrediroient mais à leurs volontés. Et se fondèrent les aucuns qui près du roi étoient sur grand orgueil, et tant qu’ils ne le purent celer, et par espécial le comte Maréchal qui tant étoit en la grâce et amour du roi que nul plus. Et advint que, pour mieux complaire au roi et pour le flatter et donner à entendre « Je suis un bon serviteur loyal et secret envers vous, ni je ne pourrois ouïr ni souffrir parole nulle qui fût dite, pensée ni proposée à l’encontre de vous, » il reprit paroles au roi, dont il cuida bien exploiter, et avoir doublement outre l’amour et la grâce du roi. Et tel se cuide à la fois avancer qui se recule ; et ainsi en avint au comte Maréchal, Je vous dirai comment.

Vous devez savoir que le comte Henry Derby et le duc de Glocestre, qui mort étoit, avoient eu à femmes et épouses deux sœurs, qui filles avoient été au comte de Herfort et Northantonne, connétable d’Angleterre ; et étoient les enfans du comte Derby et du duc de Glocestre cousins germains de par leurs mères ; et ainsi un degré moins de par leurs pères. À voire dire, la mort du duc de Glocestre étoit moult déplaisante à plusieurs hauts barons d’Angleterre ; et en parloient et murmuroient les aucuns souvent et fiablement ensemble. Et tant les avoit le roi surmontés que nul semblant, là où le roi le sçût, ils n’en osoient faire ni montrer ; car il avoit donné à entendre, et fait semer paroles parmi le royaume d’Angleterre, que quiconque en relèveroit jamais paroles, tant du duc de Glocestre comme du comte d’Arondel, il seroit réputé à faux, mauvais et traître, et en l’indignation de lui. Si que ces menaces en avoient fait cesser de parler moult de peuple auxquels les accidens avenus étoient trop déplaisans. Et dut avenir, ce terme durant, que le comte Derby et le comte Maréchal parloient ensemble de plusieurs paroles, et entrèrent de l’un en l’autre tant qu’ils vinrent à parler de l’état du roi et du conseil qu’il tenoit de-lez lui et créoit, et tant que le comte Maréchal happa en soi-même aucunes paroles que le comte Derby dut là dire en espèce de bien, de fiance et de conseil ; et cuida bien que jamais les paroles ne dussent être renouvelées ; et furent adonc telles et non pas vilaines ni outrageuses : « Sainte Marie, beau cousin, et quelle chose a le roi notre cousin empensé à faire ? veut-il mettre hors d’Angleterre tous les nobles ? Il n’y aura bientôt nully. Et montre tout clairement qu’il ne veut pas l’augmentation de son royaume. » Le comte Maréchal ne répondit point à cette parole, mais dissimula et la tint à impétueuse trop grandement contre le roi ; et ne s’en put taire ni couvrir en soi-même ; et dit que ce comte Derby étoit bien escueilli[1] de bouter un grand trouble en Angleterre, car il étoit si bien des Londriens que nul mieux de lui. Si se avisa, ainsi que le deable lui entra en la tête et que les choses tournent ainsi qu’elles doivent tourner et avenir, ni on ne les peut fuir ni eschever, que ces paroles seroient si notoirement remontrées devant le roi, et là où il y auroit tant de nobles d’Angleterre, que tous s’en esbahiroient. Et vint, assez tôt après ces paroles dites entre lui et le comte Derby, devers le roi ; et pour lui complaire et flatter et servir à gré, il lui dit ainsi : « Monseigneur, tous vos ennemis et malveillans ne sont pas encore morts ni hors d’Angleterre. » — « Et comment, cou-

  1. Disposé à.