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LIVRE IV.

étoit. Le chevalier descendit légèrement à la prière de la dame de Coucy, et répondit que volontiers feroit le message et iroit si avant qu’il en rapporteroit certaines nouvelles. Adonc s’ordonna messire Robert de tous points ; et quand il eut sa délivrance il se mit au chemin, lui cinquième tant seulement. Pareillement les autres dames de France envoyèrent après leurs maris pour en savoir la vérité.

Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le roi de Honguerie s’étoit arrêté à ce que nullement il ne vouloit consentir que le sire de Chastel-Morant passât outre en Turquie pour faire présens à l’Amorath de par le roi de France. Et demeura sur cel état et opinion un long-temps, dont il déplaisoit grandement à messire Jean de Chastel-Morant et à messire Jacques de Helly, quoique pourvoir n’y pussent. Or advint que le grand maître de Rhodes vint en Honguerie et en la cité de Bude voir le roi qui lui fit très bonne chère. Et bien lui devoit faire, et étoit tenu ; car le jour de la bataille il le sauva de mort et de prison ; et trouva les chevaliers de France qui là séjournoient. Si se trairent devers lui et lui remontrèrent la manière pourquoi le roi de Honguerie les faisoit là tenir en séjour. De laquelle chose il fut grandement émerveillé, et dit qu’il en parleroit au roi et tant qu’ils s’en apercevroient, ainsi qu’il fit ; et lui remontra tellement et si sagement, qu’il brisa les argus du roi ; et eurent congé de passer outre en Turquie, et tous les présens tels comme ils les portoient. Et passèrent outre sans nul empêchement, car ils avoient bon sauf conduit, lequel messire Jacques de Helly leur fit avoir ; et vinrent jusques à l’Amorath qui reçut les chevaliers et les présens de par le roi de France selon son usage assez honorablement ; et fit de tout grand’fête et grand compte.

Les chevaliers parlèrent une fois tant seulement au comte de Nevers et non aux autres, assez longuement, tant que bien dut suffire ; et à prendre congé, le comte de Nevers leur dit : « Recommandez-moi à monseigneur mon père et à madame ma mère, et à monseigneur de Berry et à monseigneur le roi, et me saluez tous mes amis de par de là. Et s’il est ainsi que par un traité, soit par marchands ou autrement, l’Amorath veuille entendre à notre rançon, on se délivre du plus tôt que on peut, car à y mettre plus longuement on perdroit assez. Nous fûmes de commencement nous neuf, depuis en sont revenus seize, ce sont vingt cinq. On fasse un rachat tout ensemble. Aussi bien finera-t-on des vingt cinq que d’un tout seul, car l’Amorath s’est arrêté à ce. Et soyez certain que sa parole sera véritable et estable, et y peuvent moult bien ajouter foi ceux de delà qui ci vous ont envoyés. »

Messire Jean de Chastel-Morant et messire Jacques de Helly répondirent et dirent que toutes ces choses, et tout le bien qu’ils pourroient dire et faire, ils le feroient volontiers, et que ils y étoient tenus. Si prirent congé atant au comte de Nevers et puis à l’Amorath et se départirent, et retournèrent arrière en Hongrie, et delà depuis en France ; et trouvèrent sur leur chemin leur messager qu’ils avoient envoyé en France devers le roi, ainsi qu’il est ci-dessus contenu en l’histoire, qui rapportoit lettres au roi de Honguerie. Si le firent retourner avec eux, car il n’avoit que faire d’aller plus avant.

CHAPITRE LVI.

Comment le duc de Glocestre subtilloit et quéroit les manières pour détruire le roi d’Angleterre, son nepveu.


Je me suis tenu à parler une espace du duc de Glocestre d’Angleterre, messire Thomas, mains-né fils du roi Édouard d’Angleterre, car je n’ai pas bien eu cause d’en parler, mais j’en parlerai un petit peu, pour la cause de ce que nullement son cœur ne se pouvoit incliner à aimer les François. Et de la perte que les François avoient reçu en Honguerie il étoit plus réjoui que courroucé. Et avoit pour ce temps de-lez lui un chevalier qui s’appeloit messire Jean la Quingay, le plus espécial et souverain de son conseil. Si se devisoit à lui, ainsi que depuis fut bien sçu ; et disoit à la fois : « Ces fumées des François ont bien été abattues et déchirées en Honguerie et en Turquie. Tous chevaliers et écuyers étrangers qui se boutent et mettent en leur compagnie ne savent ce qu’ils font, mais sont mal conseillés ; car ils sont si pleins de pompe et de outre-cuidance qu’ils ne peuvent amener à nulle bonne conclusion chose qu’ils entreprennent. Et trop de fois est ce cas apparu durant les guerres entre monseigneur mon père, notre frère le prince de Galles, et eux ; ni oncques ils ne purent obtenir place, ni journée de bataille