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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

quelle chose étoit bonne à faire, il répondit : « Le roi de Honguerie a cause de nous mander ce qu’il veut que nous fassions ; et l’ordonnance du maréchal est bonne. » Or me fut dit que messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France, se félonna de ce que on ne lui avoit demandé premièrement l’avis de sa réponse, et que le sire de Coucy s’étoit avancé de parler ; et dit, par orgueil et par dépit, tout le contraire que le sire de Coucy avoit dit et remontré, et dit : « Oil, oil, le roi de Honguerie veut avoir la fleur et l’honneur de la journée. Nous avons l’avant-garde, et jà le nous a-t-il donné ; si le nous veut retollir d’avoir la première bataille ; et qui l’en croye je ne l’en croirai jà. » Et puis dit au chevalier qui portoit sa bannière : « Au nom de Dieu et de Saint George, va, car on me verra hui bon chevalier. »

Quand le sire de Coucy eut ouï le connétable de France ainsi parler, si tint la parole à grand’présomption ; et regarda sur messire Jean de Vienne qui tenoit et portoit la bannière Notre-Dame, la souveraine de toutes les autres, et leur ralliance. Si lui demanda quelle chose étoit bonne à faire : « Sire de Coucy, répondit-il, là où vérité et raison ne peut être ouïe, il convient que outre-cuidance règne. Et puisque le comte d’Eu se veut combattre et assembler aux ennemis, il faut que nous le suivions ; mais nous serions plus forts si nous étions tous ensemble, que nous ne serons là où nous assemblerons sans le roi de Honguerie. » Et quoique ainsi ils devisassent et parlassent sur les champs, les mescréans approchoient moult fort ; et les deux ailes des batailles, où bien avoit en chacune soixante mille hommes, se commençoient à approcher et à clorre ; et se trouvèrent les Chrétiens en my eux. Et si reculer voulsissent, si ne pussent-ils pour eux, tant étoient fortes et épaisses les ailes.

Lors connurent tantôt plusieurs chevaliers et écuyers usés d’armes, que la journée ne pouvoit être pour eux. Nonobstant ce, ils s’avancèrent et suivirent la bannière Notre-Dame, que ce vaillant chevalier, messire Jean de Vienne, portoit. Là étoient ces seigneurs de France en leurs armes et si proprement que chacun sembloit un roi ; et quand ils assemblèrent premièrement aux Turcs, si comme il me fut dit, ils n’étoient pas sept cents. Or regardez la grand’folie et outrage ; car si ils eussent attendu le roi de Honguerie et les Hongrès, où bien avoit soixante mille hommes, ils eussent fait un grand fait ; et par eux et leur orgueil fut toute la perte ; et le dommage qu’ils reçurent si grand que depuis la bataille de Raincevaux où les douze pairs de France furent morts et déconfits[1] ne reçurent si grand dommage. Mais à voir dire, ils firent, avant qu’ils chéissent au danger de leurs ennemis, grand’foison d’armes. Et véoient bien les plusieurs chevaliers et écuyers qu’ils s’alloient perdre, et tout par orgueil et bobant d’eux. Et déconfirent ces François la première bataille, et mirent en chasse ; et vinrent sur un grand val où l’Amorath atout sa puissance étoit. Lors vouldrent les François retourner devers l’ost, car ils étoient tous montés sur chevaux couverts, mais ne purent, car ils furent enclos et serrés de toutes parts. Là eut grand’bataille, dure et fort combattue ; et durèrent les François moult longuement.

Les nouvelles vinrent en l’ost au roi de Honguerie, que les Chrétiens françois, anglois et allemands se combattoient aux Turcs, et que point n’avoient tenu son ordonnance ni conseil, ni de son maréchal aussi ; si fut moult courroucé, et bien y avoit cause ; et connut tantôt que la journée n’étoit point pour eux. Si dit ainsi au grand maître de Rhodes qui étoit de côté de lui : « Nous perdrons hui la journée par l’orgueil et bobant de ces François ; et s’ils m’eussent cru nous avions gens assez pour combattre nos ennemis. » À ces paroles regarda le roi de Honguerie derrière lui, et vit que ses gens fuyoient et déconfisoient d’eux-mêmes, et que les Turcs les mettoient en chasse ; dont il vit que point n’y auroit de recouvrance. Là dirent ceux qui étoient de-lez lui : « Sire, sauvez vous, car si vous êtes mort ou pris, toute Honguerie est perdue. Il convient hui perdre la journée par l’orgueil des François. Leur vaillance leur tournera à outre-cuidance ; car tous y seront morts et pris, ni jà nul ne se sauvera. Si échappez ce danger, si vous nous en créez. »

Au roi de Honguerie n’avoit que courroucer, quand il vit qu’il perdoit la journée par le désarroi françois, et qu’il le convenoit fuir s’il ne vouloit être mort ou pris. À voir dire, là avint très grand’pestillence sur les François et sur les

  1. Froissart puise ses renseignemens sur l’histoire de Charlemagne dans les romans de chevalerie.