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LIVRE IV.

gens une grande lieue de terre ; et devant, environ une lieue, pour faire montre et visage, chevauchoient environ huit mille Turcs ; et les deux ailes de la bataille l’Amorath-Baquin étoient ouvertes au front devant et étroites derrière ; mais elles épaississoient toudis ; et étoit l’Amorath au fond de la bataille, et tous cheminoient à la couverte. Et les huit mille Turcs qui faisoient l’avant-garde de devant, étoient ordonnés en cette entente pour faire montre et visage. Mais si très tôt qu’ils verroient les Chrétiens approcher, petit à petit ils devoient reculer et eux retraire au fort de la grosse bataille, et ces deux ailes, lesquelles étoient toutes ouvertes, quand les Chrétiens seroient entrés dedans, se devoient clorre et mettre en une, et par grand’puissance de peuple tout étreindre et confondre, tant qu’ils trouveroient et encontreroient, et enclorroient en leurs ailes. Ainsi fut faite l’ordonnance de la bataille l’Amorath-Baquin.

Avint en ce temps, que on compta l’an mil trois cent quatre vingt et seize, le lundi devant le jour Saint-Michel, au mois de septembre, sur le point de dix heures, ainsi que le roi de Honguerie et tous les seigneurs et leurs gens qui au siége devant Nicopoli, étoient séoient au dîner, nouvelles vinrent en l’ost de leurs ennemis que les Turcs chevauchoient. Et si comme il me fut dit, les coureurs ne rapportèrent pas la vérité de la besogne, car ils n’avoient pas chevauché si avant qu’ils eussent vu la puissance des deux ailes et de la grosse bataille du dit Amorath ; car si très tôt qu’ils virent l’avant-garde, ils ne chevauchèrent plus avant, ou ils n’osèrent, ou ils n’étoient pas hommes d’armes de sage emprise. Et avoient les François leurs découvreurs et les Hongrès les leurs. À leur retour chacun coureur retourna devers ses seigneurs et maîtres, et rapportèrent nouvelles aussitôt l’un comme l’autre. La greigneur partie de tout l’ost séoit au dîner. Nouvelles vinrent au comte de Nevers et à tous seigneurs en général, en disant : « Or tôt, armez-vous et apprêtez que vous ne soyez surpris et déçus ; car voici les Turcs qui viennent et chevauchent. » Ces nouvelles réjouirent grandement plusieurs Chrétiens qui désiroient les armes ; et levèrent sus, et boutèrent les tables outre, et demandèrent les armes et les chevaux. Et avoient le vin en la tête dont ils s’étoient échauffés ; et se trairent chacun qui mieux mieux sur les champs. Bannières et pennons furent développés et mis avant. Si se traist chacun dessous sa bannière et son pennon, et là fut développée la bannière Notre-Dame ; et étoit ordonné pour elle ce vaillant chevalier, messire Jean de Vienne, amiral de France. Moult s’avancèrent les François d’eux armer et traire sur les champs ; et y furent tous de premier en très grand’puissance et arroi ; et doutoient moult petit des Turcs à ce qu’ils montroient, car ils ne cuidoient point que le nombre y fût si grand comme il étoit, et l’Amorath en propre personne.

Ainsi que les seigneurs de France issoient hors de leurs logis et venoient moult hâtivement sur les champs, à petite ordonnance, vint le maréchal du roi de Honguerie, un moult appert et vaillant chevalier qui s’appeloit messire Henry d’Esten Lemhalle, monté sur un coursier très bien allant ; et portoit un court pennon de ses armes, qui étoient d’argent à une noire croix ancrée que on appelle en armoirie un fer de moulin ; et vint chevauchant jusques aux seigneurs de France, et s’arrêta devant la bannière Notre-Dame ; et là étoient la plus grand’partie des barons de France. Et dit tout haut, que bien fut ouï et entendu : « Je suis ci envoyé de par monseigneur le roi de Honguerie, et vous prie et mande par moi, que point ne faites si grand outrage que d’aller commencer bataille et assaillir les ennemis, jusques à tant que vous aurez de par le roi autres nouvelles, car il fait doute que nos découvreurs et coureurs, et aussi font ceux de son conseil, n’ont point bien rapporté la certaineté des Turcs. Et dedans deux heures ou environ vous aurez autres nouvelles, car nous avons envoyé chevaucheurs, qui chevaucheront plus avant que ceux n’ont fait qui y ont été envoyés et qui en sont retournés, et par lesquels nous avons eu ces nouvelles ; et soyez tous assurés que les Turcs ne vous grèveront point si vous ne les assaillez, jusques à tant qu’ils seront en puissance tous ensemble. Or faites ce que je vous devise, car c’est l’ordonnance du roi et de son conseil, je m’en retourne et ne puis plus demourer. »

À ces mots s’en retourna le maréchal de Honguerie, et les seigneurs demourèrent, et se mirent ensemble pour savoir quelle chose ils feroient. Là fut demandé au seigneur de Coucy