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LIVRE IV.

mois, si avant que par raison ils en auront assez. »

À considérer les paroles dessus dîtes comment l’Amorath-Baquin parloit et devisoit de messire Galéas, comte de Vertus et duc de Milan, on se peut et doit émerveiller ; car on le tenoit pour Chrétien et homme baptisé et régénéré à notre foi, et il avoit quis et quéroit amour et alliance à un roi mescréant et hors de notre loi, et lui envoyoit tous les ans dons et présens de chiens et d’oiseaux, ou de draps de fines toiles de Reims qui sont moult plaisans aux payens et Sarrasins, car ils n’en ont nuls si ils ne viennent de nos parties ; et l’Amorath lui renvoyoit autres dons et riches présens de draps d’or et de pierres précieuses, dont ils ont grand’largesse entre eux et nous les ayons à danger, si ce n’est par le moyen des marchands vénitiens, gennevois et italiens qui les vont quérir entre eux. Mais pour ces jours, ce comte de Vertus et duc de Milan, et messire Galéas son père, régnèrent comme tyrans et obtinrent leurs seigneuries. Et merveille est à penser de leur fait, et comment premièrement ils entrèrent en la seigneurie de Milan.

Ils furent trois frères, messire Mauffez, messire Galéas et messire Barnabo[1]. Ces trois frères eurent un oncle, lequel fut archevêque de Milan[2]. Et vint atant à Milan Charles de Lucembourch, roi de Bohême et d’Allemagne et empereur de Rome, qui régna après le roi Louis de Bavière, lequel obtint en son vivant l’empire à force, car il ne fut oncques accepté empereur de l’église[3], mais excommunié du pape Innocent qui pour ce temps régnoit ; car ce Louis de Bavière alla à Rome et se fit couronner à empereur par un pape et douze cardinaux qu’il fit, et sitôt qu’il fut couronné par ses Allemands, pour eux payer leurs souldées, car il leur devoit grand’foison, il fit courir Rome et tout piller et dérober ; ce fut le guerdon que les Romains eurent de sa recueillette ; pourquoi il mourut excommunié, et en celle sentence. Le pape et les cardinaux que faits avoit, sans contrainte vinrent depuis en Avignon, et se mirent en la merci du pape Innocent qui régna devant Urbain cinquième, et se firent absoudre de leur erreur. À revenir au propos dont je parlois maintenant pour les seigneurs de Milan, je le vous dirai.

Cil archevêque de Milan, leur oncle, reçut le roi Charles de Bohême en la cité de Milan moult authentiquement, quand il eut fait son fait devant Aix-la-Chapelle et sis quarante jours ainsi comme usage est. Et pour la belle recueillette et grande que il fit à l’empereur Charles, et pour cent mille ducats qu’il lui prêta, il le constitua à Milan vicomte, et ses neveux après lui, et à tenir la terre et seigneurie de Milan jusques à sa volonté, et que tout à une fois il lui auroit rendu les cent mille ducats.

Cil archevêque mourut ; messire Mauffez, son neveu, par l’accord de l’empereur et pour l’amour de son oncle l’archevêque de Milan, fut reçu en la seigneurie de Milan à vicomte. Ses deux frères, qui pour lors n’étoient pas bien riches, Galéas et Barnabo, eurent conseil entre eux qu’ils règneroient et tiendroient les terres de Lombardie, et se conjoindroient par mariages à si grands seigneurs que on ne les oseroit ni pourroit courroucer. Et firent mourir messire Mauffez, leur frère, par venin ou autrement[4]. Quand il fut mort ils régnèrent de puissance et de sens ; et furent tout leur vivant trop bien d’accord ; et départirent les cités de Lombardie. Messire Galéas en eut dix, pour ce que c’étoit l’ains-né fils, et messire Barnabo neuf ; et Milan étoit gouvernée un an par l’un et un an par l’autre. Et pour demeurer en leurs seigneuries et avoir grand’quantité de finances ils mirent sus impositions, subsides, gabelles et moult de males coutumes pour extorquer grand’foison d’or et d’argent et pour régner en grand’puissance. Et faisoient garder leurs cités et villes, de jour et de nuit, de soudoyers étrangers, Allemands, François, Bretons, Anglois et de toutes nations, réservé Lombards, car en sentence de Lombard ils n’avoient nulle fiance, à la fin que nulle rébellion ne s’élevât ni mît contre eux ; et étoient ces soudoyers payés de mois en mois. Et se firent tant douter et craindre du peuple que nul ne les osoit courroucer ; car en toutes leurs sei-

  1. Mathieu II, et non Mauffez. Galéas II et Bernabo, étaient fils d’Étienne Visconti.
  2. Jean Visconti.
  3. On connaît les empiétemens de la cour de Rome sur l’Empire.
  4. La débauche qui avait détruit la santé de Mathieu dispensa sans doute ses frères de recourir à l’empoisonnement, si usité alors.