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LIVRE IV.

Irlande ; si ne veulent-ils avoir nulle connoissance de gentillesse, mais veulent demeurer en leur rudesse et en ce sont-ils nourris.

« Vérité est que quatre rois d’Irlande, des plus puissans qui y sont selon la forme de leur pays[1], sont venus à obéissance au roi d’Angleterre par amour et douceur, non par bataille ni par contrainte, et y a rendu le comte d’Ormont, qui est marchissant à eux, grand’peine ; et les a traits à ce qu’ils sont venus à Duvelin, là où le roi notre sire se tenoit[2] ; et se sont soumis à lui et à la couronne d’Angleterre, dont le roi et tout le royaume tiennent ce fait à grand et le voyage à bel ; car oncques le roi Édouard, de bonne mémoire, ne put tant exploiter sur eux, comme le roi Richard a fait. L’honneur y est, mais le profit y est moult petit, car de gens plus rudes qu’ils sont ne peut-on parler ni deviser. Et leur rudesse je la vous conterai, afin que ce vous soit exemple encontre gens d’autres nations. Je le sais pour ce que je l’ai éprouvé d’eux-mêmes, car ils furent à Duvelin en mon gouvernement et doctrine, pour eux introduire et amener à l’usage de ceux d’Angleterre, environ un mois, par l’ordonnance du roi notre sire et de son conseil. Et pour ce que je sais parler leur langue, aussi bien comme je fais le françois et l’anglois, car de ma jeunesse je fus nourri entre eux, et le comte Thomas d’Ormont, père à celui qui est comte présentement, me tenoit avecques lui et moult m’aimoit, pour ce que bien je savois chevaucher. Et avint une fois, que le comte dont je vous parole fut envoyé, atout trois cens lances et mille archers, sur les frontières d’Irlande pour eux faire guerre ; car toujours les ont tenus les Anglois en guerre pour eux soumettre. Le comte d’Ormont, qui m’archist de terre à eux, fit un jour une chevauchée sur eux ; et ce jour il m’avoit mis sur un sien coursier moult appert et moult léger ; et chevauchois de côté lui. Les Irlandois, qui mis s’étoient en embûche pour aviser les Anglois et porter dommage si ils pussent, ouvrirent leur embûche et approchèrent les Anglois, et commencèrent à traire et à jeter leurs javelots ; et les archers de notre côté à traire sur eux moult aigrement. Les Irlandois ne purent souffrir le trait, car ils sont simplement armés, et reculèrent ; et le comte mon maître se mit en chasse après eux ; et je, qui étois bien monté, le suivois de moult près. Et avint que en celle chasse mon coursier s’effréa et m’efforça, voulusse ou non ; et me porta si avant entre les Irlandois que oncques nos gens ne me purent rescourre ; et en passant entre les Irlandois, l’un d’eux par grand’appertise de membres, tout en courant, saillit par derrière sur mon coursier et puis m’embrassa, mais nul mal ne me fit ni de lance ni de coutel, mais nous desvoya[3] ; et chevaucha avecques moi sur le coursier bien deux heures ; et nous mena en un moult détour lieu et près d’un grand buisson ; et là trouva ses gens qui au buisson étoient venus et reculés hors de toutes doutes ; car les Anglois ne les eussent jamais poursuivis si avant. À ce qu’il montra il eut grand’joie de moi et m’amena chez soi, en une ville et forte maison environnée de bois et de palis et d’eaux mortes, et est la ville nommée Herpelipin[4] ; et le gentil homme qui pris m’avoit on le nommoit Brin[5] Costerec ; et étoit très bel homme ; et ai de lui demandé à ceux avecques qui j’ai été ; et me ont dit qu’il vit encore, mais il est moult ancien. Ce Brin Costerec me tint sept ans avecques lui et me donna une sienne fille en mariage, de laquelle je eus deux filles. Or vous conterai comment je fus délivré.

« Il advint que, sur le septième an que j’avois

    nies était tour à tour augmenté ou diminué par leur état constant de guerre. Un chef, nommé Ardriargh, exerçait ou prétendait exercer une sorte de suprématie sur l’île entière.

  1. C’étaient les quatre canfinnies ou cheftains les plus puissans d’Ulster, O Nial, O Hanlon, O Donnel et Mac Mahon, qui firent le serment d’allégeance à Richard II, à Droghéda. Les quatre canfinnies les plus puissans de la province de Leinster firent de même et s’appelaient Girald O Berne, Donald O Nolan, Rory Oge O More, Malachias O Morrouch et Arthur Mac Morrouch. Ils quittèrent leur bonnet, leurs peaux d’animaux et leurs ceintures, et firent hommage à genoux à Mowbray, comte de Nottingham, maréchal d’Angleterre. (Voyez Archéologie anglaise, t. xx, p. 242, et Cox, t. i, p. 138.)
  2. Les quatre chefs irlandais furent faits chevaliers la même année, le jour de la fête de Notre-Dame, dans la cathédrale de Dublin. L’Archéologie (t. xx, p. 19) cite un fragment d’une lettre écrite à cette époque par le conseil d’Angleterre à Richard, et dans lequel on le félicite de la soumission de ses rebeaux Mac Mourgh et le grand O Nel et autres grands capitaines illecques les plus forts de la terre.
  3. Détourna du chemin.
  4. Je ne puis trouver ce lieu.
  5. Bryan.