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LIVRE IV.

prenoit tous ses ébattemens. Et le duc de Glocestre son frère, et qui subtil étoit et malicieux, demandoit toujours avant à son neveu le roi Richard d’Angleterre et faisoit le povre, quoique ce fût un grand seigneur, car il étoit connétable d’Angleterre, comte de Hereford, d’Excesses et de Bucq[1], et avec tout ce, sur les coffres du roi il avoit par an quatre mille nobles ; et n’eût point chevauché pour les besognes du roi ni du royaume un jour, si il ne sçût comment. Et pour ce étoit-il différent à ce conseil contre les Aquitains, et s’inclinoit à ce que son frère de Lancastre demeurât à toujours mais hors d’Angleterre, et il se chéviroit bien. Et encore pour montrer qu’il étoit sire et oncle du roi et le plus grand du conseil, sitôt comme il eut dit son entente et il vit que on murmuroit ensemble en la chambre du roi, et parloient les prélats et les seigneurs d’eux deux, il issit de la chambre et le comte Derby avecques lui ; et s’en vinrent dedans la salle à Eltem, et firent là étendre une nappe sur une table et s’assirent au dîner, et laissèrent tous les autres parlementer. Et quand le duc d’Yorch sçut qu’ils dînoient, il leur vint tenir compagnie ; et après leur dîner qui fut bien bref, le duc de Glocestre se dissimula et prit congé au roi séant à table : et se partit, et puis monta à cheval et retourna à Londres. Mais le comte Derby demeura, et tous les seigneurs, ce jour et le lendemain, de-lez le roi ; et ne purent ceux d’Aquitaine pour lors avoir nulle expédition de délivrance. »

Je me suis délecté à vous remontrer au long les procès des matières dessus dites et proposées, pour vous mieux informer de la vérité et pour ce que je, auteur de ces histoires, y étois présent. Et toutes les parties qui ici dessus sont contenues, cil vaillant ancien chevalier, messire Richard d’Estury, le me dit et conta mot à mot.

Or avint, le dimanche ensuivant que tous ces consaux furent départis et retraits à Londres ou ailleurs en leurs lieux, réservé le duc d’Yorch qui demeura de-lez le roi et messire Richard Stury, ces deux, avecques messire Thomas de Percy, remirent mes besognes au roi, et voulut voir le roi le livre que je lui avois apporté. Si le vit en sa chambre, car tout pourvu je l’avois ; et lui mis sus son lit. Il l’ouvrit et regarda dedans et lui plut très grandement ; et plaire bien lui devoit, car il étoit enluminé, escript et historié, et couvert de vermeil velours à dix cloux d’argent dorés d’or, et roses d’or au milieu, et à deux grands fremaulx dorés et richement ouvrés au milieu de rosiers d’or. Donc me demanda le roi de quoi il traitoit, et je lui dis : « D’amours ! » De cette réponse fut-il tout réjoui ; et regarda dedans le livre en plusieurs lieux, et y legy, car moult bien parloit et lisoit françois ; et puis le fit prendre par un sien chevalier, qui se nommoit messire Richard Credon et porter en sa chambre de retrait, et me fit de plus en plus bonne chère.

Et avint que, ce propre dimanche que le roi eut retenu et reçu en grand amour mon livre, un écuyer d’Angleterre étoit en la chambre du roi et étoit nommé Henry Crystède[2], homme de bien et de prudence grandement et bien parlant françois ; et s’acointa de moi pour la cause de ce qu’il eut vu que le roi et les seigneurs me eurent fait bonne chère ; et avoit vu le livre lequel j’avois présenté au roi. Et imagina, si comme je vis les apparences par ses paroles, que j’étois un historien, et aussi il lui avoit été dit de messire Richard Stury, et parla à moi sur la forme que je dirai.

CHAPITRE XLII.

La devise du voyage et de la conquête que le roi Richard fit en Irlande, et comment il mit en son obéissance quatre rois d’icelui pays.


« Messire Jean, dit Henry Crystède, avez-vous point encore trouvé en ce pays ni en la cour du roi notre sire, qui vous ait dit ni parlé du voyage que le roi a fait en celle saison en Irlande, et la manière comment quatre rois d’Irlande, grands seigneurs, sont venus à obéissance au roi d’Angleterre ? » Et je répondis pour mieux avoir matière de parler : « Nennil. » — « Et je le vous dirai, dit l’écuyer, qui pouvoit être pour lors en l’âge de cinquante ans, afin que vous le mettiez en mémoire perpétuelle, quand vous serez retourné en votre pays, et vous aurez, de ce faire, plaisance et loisir. »

De cette parole je fus tout réjoui et répondis : « Grands mercis. »

  1. Buckingham.
  2. Stowe l’appelle Henry Cristall.