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LIVRE IV.

affection qu’il avoit d’aller en Bretagne : « Je me trouve, répondoit-il à ses oncles, assez en meilleur point, en chevauchant et travellant que en séjournant. Qui me conseille autrement n’est pas à ma plaisance, et cil ne m’aime pas bien. » Autre réponse ne pouvoit-on avoir du roi. Tous les jours on étoit en conseil jusques à nonne et outre ; et vouloit le roi toujours être au milieu du conseil, afin que nul ne pût mettre empêchement de non aller avant en ce voyage de Bretagne.

Or fut avisé le roi, là étant et séjournant au Mans, et s’y assentit assez pour accomplir le désir de ses oncles, que on envoieroit quatre chevaliers notables devers le duc de Bretagne, lesquels lui remontreroient vivement et sagement l’intention du roi et de son conseil ; que trop grandement il se forfaisoit et étoit forfait, quand l’ennemi du roi et du royaume il soutenoit de-lez lui, et avoit soutenu ni jour ni heure. Et encore si de tant il se vouloit reconnoître et amender, que l’ennemi du roi, messire Pierre de Craon, il voulsist envoyer au Mans devers le roi, on trouveroit un moyen par quoi il n’auroit point de dommage, ni son pays.

En ce voyage, m’est avis, selon ce que je fus informé, que messire Regnault de Roye, le sire de Garencières, le sire de Châtel-Morant et messire Taupin de Cantermele, chastelain de Gisors, furent ordonnés pour aller en ce voyage. Si se départirent de la cité du Mans à bien quarante lances, et passèrent parmi la cité d’Angers ; et exploitèrent tant que ils vinrent en la cité de Nantes ; et là trouvèrent le duc qui leur fit très bonne chère, et leur donna un jour à dîner moult notablement ; mais avant ce avoient-ils fait leur message, et lui avoient remontré ce pourquoi ils étoient venus, et la parole du roi et de son conseil. À quoi il avoit répondu grandement et sagement et dit ainsi ; que fort lui seroit rendre, livrer ni mener messire Pierre de Craon, car si Dieu le pût aider et vouloir, en toutes ses besognes de lui, il ne savoit rien, ni où il étoit, ni où il se tenoit. Et prioit par ces seigneurs que de ce on le voulsist tenir pour excusé. Bien avoit ouï dire depuis un an messire Pierre de Craon que il héoit Olivier de Cliçon de tout son cœur, et lui feroit guerre mortelle de toute sa puissance, à quelle fin que il en dût venir : « Et quand il me dit ces paroles, je lui demandai si il lui avoit signifié, et il me répondit : Oil ; et qu’il étoit tout desfié ; et le mettroit mort, fût de nuit ou de jour, là où il le pourroit trouver ni rencontrer. De son fait je ne sais plus avant ; mais je me merveille de ce que monseigneur me veut faire guerre pour celle cause. Sauve soit sa grâce et de son conseil, je ne cuide avoir ni voudrois envers lui rien avoir forfait pourquoi il me fasse guerre ; ni les alliances et convenances, tant du mariage de nos enfans comme d’autres choses, jà jour ni heure, s’il plaît à Dieu, je ne enfreindrai ni briserai. »

Ce fut la réponse que les chevaliers de France là envoyés de par le roi eurent ; et quand ils eurent dîné avec le duc et été à Nantes un jour, ils prirent congé et se départirent et mirent au retour tout le chemin que ils étoient venus. Le roi et le conseil de sa chambre désiroient moult leur venue pour ouïr la réponse du duc de Bretagne. Toute telle que vous avez ouï dire et conter, ils la firent au roi, et à ceux qui étoient de l’avoir et ouïr taillés. Les ducs de Berry, de Bourgogne et leurs consaulx s’en fussent assez contentés, si on voulsist ; et disoient que la réponse étoit due et raisonnable. Et disoit le roi, par l’information qu’il avoit, tout le contraire ; et puisqu’il étoit venu si avant, jamais ne retourneroit vers France ni Paris, si auroit le duc de Bretagne mis à raison. Trop volontiers eussent les deux oncles du roi, Berry et Bourgogne, amodéré ces besognes, si ils pussent ou sçussent ; mais ils ne purent être ouïs ; car le roi avoit pris en si grand’haine le duc de Bretagne, pour cause de messire Pierre de Craon, qu’il disoit qu’il le soutenoit en son pays que nulle excusance n’en pouvoit venir à point. Or courut une renommée à Mans, et en plusieurs lieux depuis parmi le royaume de France, que la roine d’Arragon, madame Yolande de Bar, cousine germaine du roi de France, tenoit en prison, en la cité de Barcelonne, un chevalier que elle ni ses gens ne connoissoient point, ni cil ne se vouloit point nommer ; mais on supposoit que c’étoit messire Pierre de Craon ; et escripsoit la roine d’Arragon, moult amiablement au roi pour lui complaire en toutes choses ; et lui signifioit et certifioit que, le cinquième jour du mois de juillet, un chevalier, en bon état et arroi, étoit venu à Barcelonne en instance de passer la mer ; et avoit loué et retenu bien et cher pour ses deniers une nave, pour aller, ce disoit-il, à Na-