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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

proposoit ainsi : « Pourquoi quand vous reconnoissez que vous êtes homme au roi de France, n’obéissez-vous à toutes choses de raison ? » Il demandoit en quoi il étoit rebelle ; on lui montroit en plusieurs cas : « Premièrement en la créance du pape d’Avignon, que le roi votre sire tient à vrai pape, vous vous différez et dissimulez grandement ; car à ses commandemens vous ne voulez obéir, mais pourvéez les clercs des bénéfices de Bretagne ; et les impétrans apportans bulles du pape, vous les ignorez ; c’est grandement contre la majesté royale, et péchez en conscience et en esprit. » Le duc répondit à ce, et disoit : « De ma conscience ne doit nul par raison juger, fors Dieu, qui est souverain juge de la matière et article de ce dont vous me opposez et arguez. Je vous vueil répondre de ces papes qui sont en différend. Il n’en est faite nulle déclaration ; et au jour que les premières nouvelles vinrent de la création de Urbain, je étois en la ville de Gand de-lez mon cousin le comte de Flandre ; et lui envoya lettres patentes scellées de son scel, Robert de Genève, cardinal pour ces jours ; et signifioit et certifioit ainsi au comte mon cousin ; que par la grâce de Dieu et l’inspiration divine ils avoient pape, et le nommoit-on Urbain. Comment peut-on cela défaire ? Il me semble que c’est trop fort. Je ne vueil pas parler contre le roi ni sa majesté, car je suis son cousin et son homme, et le servirai bien et loyaument quand j’en serai requis, si avant que je y suis tenu. Mais je vueil parler contre ceux qui ne le conseillent pas bien à point. » Donc lui fut demandé : « Dites-nous lesquels ce sont qui mal le conseillent, si y pourvoirons. » Le duc répondit, et dit : « Vous les connoissez mieux que je ne fais, car vous les fréquentez plus souvent : mais encore tant que aux bénéfices de mon pays je vueil parler ; je ne suis pas si haut ni si cruel aux impétrans que vous me dites ; car je souffre bien les clercs de mon pays à pourveoir de la bulle Clément. Mais ceux qui point ne sont de la nation je les refuse ; et la cause pourquoi, je le vous dirai : ils en veulent porter la graisse hors du pays et point desservir les bénéfices ; c’est contre droit, raison et conscience, ni je ne m’y puis accorder. Tant que aux sergens du roi qui viennent en Bretagne exploiter, vous dites et mettez en termes que je suis rebelle et haut : non suis, ni ne voudrois être ; mais vous devez savoir, et si vous ne le savez, si l’apprenez, que le fief de la duché de Bretagne est de si noble condition que souverainement nul n’y doit ni peut exploiter tant que leur souverain seigneur naturel, c’est à entendre le duc de Bretagne, tienne sa cour ouverte pour ouïr droit, et ses officiers appareillés pour exploiter en droit en la terre de Bretagne, et faire ce que office demande ; et si j’avois en ma terre sergent ni officier nul qui fussent contraires, et que étrangers et autres eussent cause de plaindre d’eux, je les punirois et ferois punir tellemment que seroit à tous exemple. Outre, je dis, que le conseil du roi fait fort à reprendre ; et veut et désire, à ce qu’il montre, que guerre et haine se nourrisse entre le roi et moi ; cause pourquoi, elle est toute claire. Ils souffrent Jean de Blois, mon cousin, deux choses déraisonnables à user contre moi. La première est que il s’escript et nomme Jean de Bretagne ; tant que de ce nom il n’y a cause de procéder. Et montrerai qu’il tend encore à venir à l’héritage de Bretagne. Il en est placé hors, car j’ai enfans, fils et fille, qui succéderont l’héritage. Secondement il porte les hermines, ce sont les armes de Bretagne ; et à toutes ces choses il a renoncé au nom, aux armes et au chalenge. Bien est vérité que, pour moi contrarier, Cliçon le tient en celle opinion ; et tant qu’il soit en cil état je n’entendrai à nul traité de paix ni d’amour devers le roi. Guerre ne ferai-je point au roi, car c’est mon seigneur naturel, mais si par haineuse et envieuse information il me fait guerre, je me défendrai ; et me trouvera-t-on en ma terre ; tout ce vueil-je bien que le roi sache. »

Ainsi se demenoient les traités rigoureusement entte le conseil du roi de France et le duc de Bretagne, car le duc étoit maître et sire de son conseil ; mais le roi de France ne l’étoit pas. Ainçois le conseilloit messire Olivier de Cliçon, le Bègue de Vilaines, messire Jean le Mercier et Montagu. Le duc de Bourgogne, qui clair véoit et oyoit sur ces traités, souffroit bien que les raisons et défenses du duc de Bretagne fussent jetées en la place, et les soutenoit couvertement ce qu’il pouvoit ; et avoit assez d’accord son frère le duc de Berry, car il hayoit trop grandement en cœur ceux de la chambre du conseil du roi, pour ce que ils avoient détruit son trésorier Bethisac, si comme vous savez qu’il fut honteu-