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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ne l’eût point volontiers courroucé, et bien y avoit cause, car de par la dame le duc tenoit grands héritages, et si en avoit de beaux enfans ; de quoi le duc étoit plus tenu à elle, et étoit aussi toute la couronne de France.

Ces haines et dissimulations impétueuses et merveilleuses se couvoient entre ces parties, et quoique le duc de Bretagne eût été en France à Paris devers le roi, et lui eût fait hommage, je ne vous sais pas bien à dire si ce fut de bon cœur, car, lui retourné en Bretagne, on en aperçut en lui trop petit de bon amendement. Il avoit juré obéissance, et que au pape d’Avignon il obéiroit, mais non fit oncques ; ainçois le condamnoit en ses paroles, et ne vouloit nully souffrir à pourvoir des bulles de ce pape ; et se tenoit neutre en trop de choses ; et donnoit les bénéfices ; et ne pouvoit nul clerc venir à provision de bénéfice, en son pays, si il ne lui plaisoit grandement. Avec tout ce, des commandemens et exploits qui venoient de la chambre de parlement à Paris, il ne faisoit nul compte, mais vouloit que ses sergens exerçassent toujours devant ou avant en leur office ; mêmement les prélats de Bretagne, c’est à entendre les évêques, perdoient grand’foison de leurs juridictions par ce duc ; dont les plaintes en venoient grandes et grosses en la chambre de parlement à Paris, mais ils n’en pouvoient avoir autre chose ; car quand il étoit requis ou admonesté de venir ouïr droit en la chambre de parlement, ou il envoyât personne idoine et suffisamment fondée de procuration pour ouïr droit pour lui ou contre lui, les officiers du roi, au commandement de leur maître, venoient en Bretagne pour sommer le duc et accomplir leur mandement ; mais ils ne pouvoient, quand ils étoient là venus, voir le duc ni parler à lui. Et se faisoit excuser ; et quand les sergens du roi étoient partis et retournés, ce duc disoit : « Oil ! je irai ou envoierai à Paris pour ouïr droit ! Je ne m’en travaillerai jà ! Je fus, n’a pas trois ans, là pour ouïr et avoir droit, mais oncques je n’en ouïs parler. Nos seigneurs de parlement le tournent bien ainsi qu’ils veulent. Ils me tiennent bien pour jeune et ignorant, quand ainsi me veulent mener. Je voue bien que, si mes hommes de ma duché de Bretagne étoient tous à un et obéissans à ma volonté, ainsi que ils le dussent être, je donnerois le royaume de France tant à faire que les déraisonnables entendroient à raison, et cils qui ont servi loyaument seroient payés loyaument, et ceux qui ont desservi à être justiciés seroient justiciés, et ceux qui veulent avoir droit auroient droit. »

Vous devez savoir que telles choses, et autres assez, étoient souvent mises en place et réveillées en la chambre du roi ; et disoient ceux de son détroit conseil : « Ce duc est trop présomptueux et orgueilleux, quand on ne le peut amener à raison ; et si on lui souffre ses opinions sur la noblesse et franchise du royaume de France, il en sera trop grandement affoibli ; et si y prendront exemple tous autres seigneurs, dont la juridiction du royaume petit à petit se perdra. »

Si fut avisé, pour remédier et pour obvier à toutes ces choses, que doucement on le manderoit que il vînt à Tours en Touraine ; et le roi de France se travailleroit tant pour l’amour de lui que il viendroit là, et seroit à l’encontre de lui ; et seroient de-lez le roi, de son conseil souverain, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, l’évêque de Chartres et l’évêque d’Autun. Et étoient ces quatre expressément nommés, pour tant que le duc de Bretagne les avoit plus à grâce que tout le demeurant de France, excepté le comte d’Estampes et le seigneur de Coucy. Encore étoient bien ces deux en sa grâce.

Sur cel état que je vous dis on persévéra ; et furent envoyés en Bretagne devers le duc le comte d’Estampes et maître Yves d’Eurient, lesquels eurent moult de peine et de travail à émouvoir le duc à ce qu’il voulsist venir encontre le roi et ses oncles à Tours en Touraine. Tant lui montrèrent de belles paroles colorées et armées de raison que il s’inclina, et dit que à Tours en Touraine il viendroit, et que on ne l’avoit que faire de presser d’aller plus avant, car point il n’iroit, et aussi son adversaire Olivier de Cliçon point il ne verroit. Tout ce lui eut-on en convenant ainçois qu’il voulsist venir à Tours.

Or retournèrent en France les dessus dits ambassadeurs, et contèrent au roi et à ses oncles comment ils avoient exploité. On s’en contenta, car on n’en pouvoit autre chose faire ni avoir. Si firent le roi et les seigneurs qui à Tours devoient aller leurs pourvéances grandes et grosses, ainsi que pour demeurer deux ou trois mois ; car bien sentoient et imaginoient que