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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sur le soir à Toulouse ; et se traist messire Roger et ses gens à l’hôtel, et le messager devers ses maîtres. Sçu fut des commissaires du roi que messire Roger d’Espaigne étoit venu ; si dirent entre eux : « Demain orrons nouvelles, puisque messire Roger est venu. » Celle nuit se passa. À lendemain, après messe, messire Roger d’Espaigne se trait devers l’évêque de Noyon et le seigneur de la Rivière moult doucement, et bien le savoit faire. Quand ils se furent accointés et approchés de parole, l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière, l’un par l’autre commencèrent à parler et à proposer bellement et sagement ce pourquoi ils étoient venus ; et premièrement ils montrèrent les procurations du roi, et comment ils étoient établis à prendre la saisine et possession de la comté de Foix.

Messire Roger connut bien toutes ces choses, et tint les procurations à bonnes, et les lettres de créances aussi ; et quand il eut tout ouï et entendu, il répliqua un autre propos moult doucement et dit : « Monseigneur de Noyon, et vous sire de la Rivière, je ne suis pas si avant du conseil du roi notre sire comme vous êtes ; et si j’en étois je aiderois à conseiller ainsi, sauve votre correction, que le roi reprit son argent, et un peu outre, lequel il dit et montre, et bien est vérité, que il a prêté sur l’héritage avoir de la comté de Foix après la mort du comte dernièrement trépassé, et laissât le droit héritier venir à la comté de Foix et à son héritage. Si feroit, je crois, son profit, son honneur et la salvation de son âme ; et à ce que je vous dis et propose, je vous y mettrai raison, et vous le veuilliez entendre. Premièrement c’est une chose toute claire et notoire que il n’étoit nul besoin au comte de Foix de engager sa terre, car de l’or et de l’argent avoit-il assez ; et ce qu’il en fit et avoit empensé à faire, ce ne fut fors pour frauder et déshériter son hoir le vicomte de Chastelbon, pourtant qu’il l’avoit accueilli en haine, et si ne savoit espoir cause pourquoi. Secondement le profit du roi seroit en ce que la terre de Foix lui coûtera bien autant à garder tous les ans que les rentes en vaudront à ses receveurs. Tiercement il perdra l’hommage et le service d’un homme dont il s’étoit servi, qui bien y fait à regarder, et si sera grandement chargé en conscience de déshériter autrui. Aussi, au vendre l’héritage et acheter, qui justement voulsist être allé avant, on dût avoir appelé tous les prochains du comte de Foix qui, au temps à venir, pouvoient avoir cause par succession de venir et chalenger l’héritage de la comté de Foix, et ceux sommés et satisfaits, si rien y vouloient ni savoient que dire au vendage, et rien n’en a été fait. Pourquoi, beaux seigneurs, ces raisons considérées, vous qui êtes ici venus, et qui êtes seigneurs et hommes de grand’entendement et du conseil du roi, veuillez penser sus, avant que vous promouvez nulle chose qui tourne à fraude, ni que la conscience du roi soit chargée, car vous feriez mal et péché ; et encore est-il bien temps de y pourvoir et remédier. Mon cousin, le vicomte de Chastelbon, m’a ici envoyé devers vous pour proposer et remontrer toutes ces choses ; et vous prie très humblement, et je pour lui, que vous y veuilliez entendre, car il ne fait pas bon prendre ni retenir tout ce que de force on pourroit bien avoir. »

Quand messire Roger d’Espaigne eut parlé et proposé ce que vous avez ouï, l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière regardèrent l’un sur l’autre, et puis parla premièrement l’évêque et dit : « Messire Roger, nous véons et savons assez que à ce que vous avez dit et proposé vous ne voulez que tout bien ; mais notre commission ne s’étend pas si avant, comme pour quitter et pardonner ce marché que le roi et le comte de Foix ont fait ; mais pour l’amour de vous, et pour adresser les besognes et que toutes parties se contentent, nous mettrons cette chose en souffrance, et vous prendrez la peine et le travail d’aller en France devers le roi et son conseil. Si leur remontrerez ce que bon vous semblera ; et si vous pouvez tant ni si bien exploiter par votre promotion et traité, que l’héritage de la comté de Foix demeure au vicomte de Chastelbon, auquel elle doit succéder, si comme vous dites, nous serons tous joyeux, car nous ne voulons nullui déshériter. » — « Messeigneurs, répondit messire Roger, vous m’avez contenté en ce disant. Or vous, séjournez et tenez-vous aises en la cité de Toulouse, car vos frais et dépens seront payés de l’argent et finance qui gît au châtel d’Ortais. » Ainsi exploita sur deux jours qu’il fut à Toulouse messire Roger d’Espaigne devers les commissaires du roi. On n’y pouvoit envoyer meilleur procureur de lui.