Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1391]
129
LIVRE IV.

rançonna à quarante mille francs, et les eut tous appareillés ; et depuis, tant comme il vesqui, il le tint en telle haine qu’il ne se osoit voir devant lui ; et si le comte de Foix eût vesqui encore tant seulement deux ans, ce vicomte n’eût jà tenu son héritage, Foix ni Bearn.

Or se départirent l’un de l’autre toutes gens qui à ce parlement à Ortais avoient été, et s’en retournèrent en leurs lieux ; et laissèrent le vicomte de Chastelbon chevir de ses besognes ; lequel s’ordonna au plus tôt qu’il put, et pria aucuns chevaliers et écuyers, lesquels il pensoit bien à avoir, à être de-lez lui ; et se partit d’Ortais bien à deux cents chevaux, et s’en vint à Morlens, une bonne ville fermée, la dernière de Bearn au lez devers Bigorre, à quatre lieues de Pau et à six de Tarbe. Le second jour que ils furent là venus, et qu’ils s’ordonnoient pour aller à Saint-Gausens, une autre bonne ville à l’entrée de la comté de Foix, séant sur la rivière de Garonne, nouvelles leur vinrent que l’évêque de Noyon et messire Bureau de la Rivière et le conseil du roi de France étoient venus à Toulouse. Si demanda le vicomte de Chaslelbon conseil à messire Roger d’Espaigne comment il se cheviroit, et quelle chose il feroit. Messire Roger lui répondit et dit : « Puisque nous avons ouï nouvelles d’eux, nous nous tiendrons ici sans aller plus avant, et regarderons quelle chose ils voudront faire. Je suppose assez que jà savent-ils une partie de notre état ; et ce qu’ils voudroient faire, ils le nous signifieront et manderont dedans briefs jours. » La parole de messire Roger d’Espaigne fut tenue et ouïe ; et se tinrent tous quois à Saint-Gausens attendans nouvelles. Au voir dire, pour entrer en la comté de Foix, ils n’avoient que faire plus avant ; car les bonnes villes, châteaux, passages et les entrées sur la rivière de Garonne étoient tous clos. Premièrement Paliminich, Cassères, Montesquieu, Carias, Ortingas, le Fossac, la cité de Palmiers, et le châtel en la garde de ceux de la ville, et puis Saverdun, Montaut, Massères, Vespins et tous les châteaux sur la frontière d’Arragon. Et disoient en la comté de Foix que nul étranger, à puissance de gens d’armes, n’entreroit en ville ni châtel qui y fût, tant que la chose fût éclaircie. Et toutes fois, à ce que ceux du pays montroient, ils avoient grand’affection à demeurer et être au roi de France et être gouvernés et menés par un sénéchal, ainsi comme le pays et la cité de Toulouse sont, et ceux de Carcassonne et de Beaucaire. Mais il n’en ira pas à leur entente, si comme je vous recorderai assez briévement, car advint que, quand le conseil et les commissaires du roi de France dessus nommés furent venus à Toulouse, et ils demandèrent des nouvelles à l’archevêque du lieu et au sénéchal de Foix et de Bearn, on leur en dit assez ; car plusieurs suffisans hommes de Toulouse et de là environ, pourtant que grandement ils avoient aimé le comte de Foix, avoient été au service et obsèque qui faits avoient été à Ortais ; si avoient enquis et demandé de l’état du pays, et on leur en avoit dit une partie, ceux qui en cuidoient aucune chose savoir. Sur cet état s’avisèrent et conseillèrent ensemble l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière. Conseillé fut que ils manderoient messire Roger d’Espaigne, car cil étoit de foi et de hommage au roi de France et son officier sénéchal de Carcassonne. Si lui requéroient, si métier faisoit, à demeurer devers eux. Si comme ils le proposèrent ils le firent ; et envoyèrent un homme de bien et unes lettres scellées closes devers messire Roger d’Espaigne. Cil se départit de Toulouse, et entendit qu’il trouveroit messire Roger d’Espaigne à Mont-Royal de Rivière ou à Saint-Gausens et le vicomte, si métier faisoit, car ils s’étoient de Morlens avalés jusques à l’entrée de la comté de Foix.

Au départir de Toulouse, il prit le chemin de Saint-Gausens ; et chevaucha tant qu’il y vint, car il y peut avoir environ douze lieues. Lui venu, il se trait devers messire Roger, et lui montra ses lettres, et lui dit qui les lui envoyoit. Messire Roger les prit, ouvrit, legy, et puis répondit et dit à l’écuyer : « Vous demeurerez meshuy, et demain vous vous partirez, et espoir aurez-vous compagnie. » Cil l’accorda. Sur ces lettres et sur cel état dessus nommé se conseillèrent ensemble le vicomte et messire Roger. Eux conseillés, pour le meilleur ordonné fut, que messire Roger se départiroit de là et iroit à Toulouse, et parleroit à l’évêque de Noyon et au seigneur de la Rivière, et orroit et sauroit quelle chose ils voudroient dire ou faire. À lendemain se mirent en chemin messire Roger d’Espaigne et cil qui les lettres avoit apportées, et chevauchèrent tant ce jour, et leur route, qu’ils vinrent