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LIVRE IV.

Il entra en sa chambre et la trouva toute jonchée de verdure, fraîche et nouvelle, et les parois d’environ toutes couvertes de verds rameaux pour y faire plus frais et plus odorant, car le temps et l’air au dehors étoit malement chaud, ainsi comme il est au mois de hermi. Quand il se sentit en cette chambre fraîche et nouvelle il dit : « Cette verdure me fait grand bien, car ce jour a été âprement chaud. » Et là s’assit sur un siége et jengla un petit à messire Épaing de Lyon ; et devisoit des chiens, lesquels avoient mieux couru. Ainsi comme il parloit et devisoit, entra en la chambre messire Yvain, son fils bâtard, et messire Pierre de Cabestain ; et jà étoient les tables couvertes en la chambre même. Adonc demanda-t-il l’eau pour laver ; deux

    ce que chascun qui a bonne raison scet bien que c’est vérité. Ore te prouveray comme le bon veneur ne peut être oyseux, ne en suivant ne peut avoir mauvaises œuvres. Car lendemain que il devra aler en son office, la nuit il se couchera en son lit et ne pensera que de dormir et de soi lever matin pour faire son office bien et diligemment ainsi que doit faire bon veneur ; et n’aura que faire de penser fors de la besongne qu’il a et est occupé, car il n’est point oyseux, aincois a assez à faire et ymaginer de soi lever matin et de bien faire son office, sans penser à aultres péchiés ne mauvaistiés ; et à matin, à l’aube du jour, il fault qu’il soit levé et qu’il aille en sa queste bien et diligemment, ainsi que je dirai plus à plaisir, quand je parlerai comment l’en doit quester ; et en ce faisant il ne sera point oyseux, car toujours est en œuvre. Et quand il sera retourné a l’assemblée encore a il plus à faire de faire sa suite, et de lessier courre sans qu’il soit point oyseux, et ne le convient à ymaginer fors que à faire son office. Et quand il a laissé courre, encores est moins oyseux, et doit moins ymaginer en nulz péchiez ne mauvaistiés, car il a assez à faire de chevaucher avecques ses chiens, et de bien les accompaigner, de bien huer et de bien corner, et de regarder de quoi il chasce et de quielx chiens, de bien requerir et redresser son cerf quand chiens l’ont failli ; et après, quand le cerf est pris, encore est-il moins oyseux, et moins mal pensant doit être ; car il a assez à penser et à faire de bien escorcher le cerf et de le bien deffaire, et lever les droits qui appartiennent, et de bien faire la curée, et de regarder quans chiens li faillent de ceulx qui ont esté amenez le matin au bois, et de les aller querir. Et quand il est à l’ostel encore est-il moins oyseux, et moins pensant doit être, car il a assez à faire de penser, de souper et de soinguer, lui et son cheval, de dormir et de reposer pour ce qu’il est las, de soi ressuyer ou de la rosée du bois, ou par adventure de ce qu’il aura plu. Ainsi dis-je que tout le temps du veneur est sans oysiveté et sans mauvaises ymaginacions. Il est sans males œuvres de péchié. Car, comme j’ai dit, oysiveté est fondement de tous mauvais vices et peschiez ; et veneur ne peut estre oyseux, s’il veult faire le droit de son office ; ne aussi avoir autres ymaginacions : car il a assez à faire à ymaginer et penser à faire son office qui n’est pas petite charge qui bien et diligemment le veult faire, espécialement ceulx qui aiment bien les chiens et leur office. Donc dis-je que, puisque veneur n’est oyseux, il ne peut avoir males ymaginacions ne il ne peut faire males œuvres : il faut qu’il s’en aille tout droit en paradis. Par moult d’aultres raisons qui seroient moult longues, prouverois-je bien cecy, mais il me souffist ; car chascun qui a bonne raison scet bien que je m’en vois parmi le voir. Ore te prouveray comment veneurs vivent en cest monde plus joyeusement qu’aultre gent. Car quand le veneur se liève au matin il voit la très doulce et belle matinée, et le tems cler et seri, et le chant des oiseletz qui chantent doulcement, mélodieusement et amoureusement, chascun en son langage, du mielx qu’il puet, selon ce que nature li aprent ; et quand le soleil sera levé, il verra celle doulce rosée sur les ruicelets et herbettes, et le soleil par sa vertu les fera reluire ; c’est grand plaisance et joie au cueur du veneur. Après quand il sera en sa queste, ou il verra ou il rencontrera bien tost, sans trop quester, de grand cerf ; et il détournera bien et en court tour ; c’est grand joie et plaisance à veneur. Après, quand il vendra à l’assemblée et fera devant le seigneur et les aultres compaignons son report, ou de veue à l’œil, ou de reporter par le pied, ou par les fumées qu’il aura en son cor ou en son giron, et chascun dira : « Veez ci grand cerf, et si est en bonne meute ; allons le laissier courre ; » lesquelles choses je déclarai cy avant, que c’est-à-dire dont a le veneur grant joie. Après, quand il commence sa suite ; et il n’a guères suivi, il l’orra ou verra lancer devant lui, et sçaura bien que c’est son droit, et les chiens vendront au lit et seront illec découplés tous sans ce que nulz eu aille accouplé et toute la meute la quiendra bien. Lors a le veneur grant joie et grant plaisir. Après, il monte à cheval à grant haste pour accompaigner ses chiens ; et pour ce que par aventure les chiens auront un petit esloignié le païs ou il les aura laissés, il prent aucun advantage pour venir au devant de ses chiens ; et lors il verra passer le cerf devant lui et le huera fort, et verra que les chiens viennent en la première bataille ou en la seconde, ou en la tierce ou quarte, selon ce qu’ils venront : et puis quant tous ses chiens seront devant, il se mettra à chevaucher menée après ses chiens, et huera, et cornera de la plus forte et grande haleine qu’il pourra, lors aura il grant joie et grant plaisir ; et je vous promet qu’il ne pense à nul autre péchié ne mal. Après, quant le cerf sera déconfit et aux abais, lors aura il grant plaisance. Après, quant il est prins, il l’escorche et le deffait, et fait la curée, aussi a il grant plaisir. Et quant il s’en vient à l’ostel, il s’en vient joyeusement, car son seigneur li a donné de son bon vin à boire à la curée. Et quant il est à l’ostel il se despoillera, et deschaucera, et lavera ses cuisses et ses jambes, et par adventure tout le corps ; et entre deux fera bien appareiller pour souper du lart du cerf et d’autres bonnes viandes et de bon vin. Et quant il aura bien mangié et bien beu, il sera bien lye et bien à aise : après il yra querre l’air et le serein du vespre pour le grant chaut qu’il a eu, et puis s’en yra boire et coucher en son lit en biaux draps frès et linges, et dormira bien sauvement sans penser de faire péchiez. Donc dis-je que veneurs s’en vont en paradis quant ils meurent, et vivent en cest monde plus joyeusement que nulle auttre gent. Encore te vueil-je prouver que veneurs vivent plus longuement que nulle autre gent. Car comme dit est en Ypo-