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LIVRE IV.

sa femme. Quand il fut venu à Beaumont en Hainaut, il n’y séjourna guères longuement que fièvres et maladie l’aherdirent, car il avoit chevauché grands journées et par trop chaud temps ; et fut mal gardé, car l’enfant étoit tendre, mol et jeune, sur l’âge de quatorze ans ; de laquelle maladie il mourut, ni oncques les médecins ne l’en purent garder ni ôter la fièvre[1].

Vous devez savoir que au père ni en la mère il n’eut que courroucer quand ils virent leur héritier mort ; ni aussi n’eut-il en la jeune dame, mademoiselle Marie de Berry, car moult l’aimoit et moult se tenoit grandement et hautement mariée. Le courroux et destourbier du père fut trop grand ; car quand il pensoît et imaginoit sur ces besognes il les véoit trop obscures, car il sentoit le duc de Berry outre mesure convoiteux, et que, pour accomplir et fournir le douaire de sa fille, il se bouteroit en la comté de Blois et en ôteroit l’héritier ; il l’en convenoit attendre l’aventure. Ainsi furent les deux filles du duc de Berry, Bonne et Marie, en cel an veuves. Bonne, l’ains-née, étoit comtesse de Savoie ; mais son mari, le jeune comte de Savoie que on clamoit ains-né, mourut en cel an assez merveilleusement, dont depuis il fut grand’question[2] ; et en vouloit-on amettre messire Othe de Granson ; et en fut suspeçonné ; et l’en convint partir et vider la comté de Savoie, le royaume de France et l’empire d’Allemagne et aller demeurer en Angleterre[3].

CHAPITRE XXIII.

De la mort soudaine du comte Gaston de Foix, et comment le vicomte de Chastelbon vint à l’héritage.


En celle même saison dévia aussi le noble et gentil comte de Foix assez merveilleusement. Je vous dirai et recorderai par quelle incidence.

Vérité est que de tous les ébats de ce monde souverainement il aimoit le déduit des chiens ; et de ce il étoit très bien pourvu, car toujours en avoit-il à sa délivrance plus de seize cents[4].

  1. Louis, comte de Dunois, fils de Guy II de Châtillon et de Marie de Namur, avait épousé Marie de Berry en 1386. Il mourut le 15 juillet 1391.
  2. Amédée VII, dit le Rouge, comte de Savoie, avait épousé Bonne de Berry, en décembre 1371, et il eut d’elle : Amédée VIII, dit le Pacifique, premier duc de Savoie ; Bonne, mariée à Louis de Savoie, prince d’Achaïe ; et Jeanne, femme de Jacques, marquis de Montferrat. Il mourut à Ripaille, le Ier novembre 1391, d’un accident qui lui était arrivé à la chasse ; mais comme cette année les empoisonnemens avaient fait beaucoup de bruit, et que, suivant les grandes Chroniques, les ladres, lépreux ou méseaux avaient été mis à mort, comme soupçonnés d’avoir voulu empoisonner les fontaines, Othon de Granson et Amédée, prince de Morée, furent accusés de lui avoir donné du poison.
  3. Il n’en revint que six ans après.
  4. Gaston de Foix, surnommé Phœbus, était né en 1331. Ainsi il avait soixante ans au moment de sa mort en 1391. On n’est pas d’accord sur ce qui lui a fait donner le nom de Phœbus ; les uns veulent que ce soit parce qu’il était blond ; les autres parce qu’il aimait la chasse ; d’autres, parce qu’il avait pris le soleil pour emblème. Quoi qu’il en soit, ce nom est resté depuis pour désigner un style assez analogue à celui de ses compositions, des riens habillés en pompeux langage. Il nous reste de lui une chanson béarnaise et un Traité sur les déduits de la chasse. Voici la chanson qui lui est attribuée :

    Aqueles mountines
    Qui tà haütes soun
    Doundines,
    Qui tà hautes soun
    Doundoun,
    M’empêchent de bède
    Mas amous oün soun
    Doundène,
    Mas amous oün soun
    Doundoun.

    Si sahi las bède
    Ou las rencountra
    Doundène
    Ou las rencontra
    Dounda,
    Passeri l’aïguette
    Chens poü d’em nega,
    Doundène,
    Chens pou d’em nega,
    Dounda.

    C’est-à-dire : « Ces montagnes qui sont si hautes m’empêchent de voir où sont mes amours. Si je savois le lieu où je dois les rencontrer, je passerais la rivière sans peur de me noyer. »

    On voit par plusieurs passages des Chroniques de Froissart, que la langue habituelle du comte de Foix était le gascon. Lui-même dit, à la fin de ses Déduits de la chasse :

    « Et aussi ma langue n’est si bien duite de parler françois comme mon propre langage ; pour ce je prie et supplie au très haut, très honoré et très puissant seigneur messire Philippe de France, par la grâce de Dieu, duc de Bourgogne, comte de Flandre, d’Artois et de Bourgogne auquel j’envoie mon livre, etc. »

    Son livre est toutefois écrit d’une manière assez agréable, quoiqu’un peu emphatique quelquefois. On en jugera par le prologue que je donne ici, d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale, collationnés avec celui de la