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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ils la nuit, sans ôter les selles à leurs chevaux, ni eux désarmer ; et quand le jour fut venu, en quoi ils espéroient avoir aucun confort et aucune adresse pour eux et leur chevaux aiser pour manger et pour loger, ou pour combattre aux Escots qu’ils désiroient moult à trouver, pour le désir que ils avoient d’issir hors de cette mésaise et pauvreté là où ils étoient, adonc commença à pleuvoir toute la journée si omniment et si fort, que ainçois nonne passée, la rivière sur laquelle ils étoient logés de nuit fut si grand’que nul ne la put passer : par quoi nul ne put envoyer pour voir ni savoir où ils étoient chus, ni où ils pourroient recouvrer de fourrage ni de litière pour leurs chevaux, ni pain, ni vin, ni autre chose pour eux aiser et soutenir. Si les convint jeûner tout le jour ainsi que la nuit, et les chevaux manger terre pour la wason[1], ou bruyères, ou la mousse de la terre, ou feuilles d’arbres, et couper plançons de bois à leurs épées et leurs badelaires, tous ployans pour leurs chevaux lier, et verges pour faire des logettes pour eux mucer[2].

Entour nonne, aucuns povres du pays furent trouvés : si leur fut demandé où ils étoient chus et embatus. Cils répondirent qu’ils étoient à quatorze lieues près de Neuf-Chastel sur Tyne, et à onze lieues près de Cardueil en Galles[3] ; et si n’avoit aucune ville plus près de là, où l’on pût rien trouver pour eux aiser.

Tout ce fut noncé au roi et aux seigneurs ; et envoya chacun ses messages tantôt celle part, et ses petits chevaux et ses sommiers pour apporter pourvéances ; et on fit savoir, de par le roi, à la ville de Neuf-Chastel : que, qui voudroit gagner, si amenât pain, vin, avoine, poulailles, fromages, œufs et autres denrées, on lui payeroit tout sec, et le feroit-on conduire à sauf conduit jusques à l’ost ; et leur fit-on savoir qu’on ne se partiroit de là entour, jusques à tant que on sauroit que les Escots étoient devenus.


CHAPITRE XXXIX.


Comment les Anglois souffrirent grand’famine, eux et leurs chevaux, tant qu’ils furent outre la rivière de Tyne.


Lendemain, entour heure de nonne, revinrent les messages que les seigneurs et les autres compagnons avoient envoyés aux pourvéances, et en rapportèrent ce qu’ils purent pour eux et leurs menées ; grandement ne fut-ce mie ; et avec eux vinrent gens pour gagner, qui amenèrent sur petits chevalets et sur petites mules, pain malcuit en paniers, povre vin en grands barils et autres denrées à vendre, dont moult de gens et grand’partie de l’ost furent durement appaisés ; et ainsi de jour en jour, tant qu’ils séjournèrent là entour huit jours sur cette rivière, entre ces montagnes, en attendant chacun jour la survenue des Escots, qui aussi ne savoient que les Anglois étoient devenus, non plus que les Anglois savoient d’eux. Ainsi furent-ils trois jours et trois nuits sans pain, sans vin, sans chandelles, sans avoine et sans fourrage, ni autre pourvéance, et après, par l’espace de quatre jours, qu’il leur convenoit acheter un pain mal cuit six esterlins[4], qui ne dût valoir qu’un parisis[5], et un galon[6] de vin vingt quatre esterlins, qui n’en dût valoir que six. Encore y avoit-on si grand’rage de famine que l’un le tolloit hors des mains de l’autre, dont plusieurs hutins et grands débats vinrent des compagnons les uns aux autres. Encore, avec tous ces meschefs, il ne cessa point de pleuvoir toute cette semaine, parquoi leur selles, panneaux et contresangles furent tous pourris, et tous les chevaux, ou la plus grand’partie, tachés sur le dos ; et ne savoient de quoi ferrer ceux qui étoient déferrés, ni de quoi couvrir, fors que de leurs tuniques d’armes : et aussi n’avoit la plus grand’partie que vêtir, ni de quoi soi couvrir pour la pluie, ni pour le froid, fors que de leurs hoquetons et de leurs armures ; et n’avoient de quoi faire feu, fors de verte bûche, qui ne peut durer contre la pluie.


CHAPITRE XL.


Comment les Anglois repassèrent la rivière de Tyne, et comment un écuyer apporta nouvelles au roi où les Escots étoient.


À tel meschef et povreté demeurèrent-ils entre ces deux montagnes et la dite rivière, toute celle semaine, sans ouïr ni savoir nouvelles des Escots, qu’ils cuidoient qu’ils dussent par là, ou assez près, repasser pour retourner en leur pays.

  1. Au lieu de gazon.
  2. Coucher, abriter.
  3. Galloway.
  4. L’esterlin valait 4 deniers tournois de 220 au marc actuels.
  5. Le parisis valait 25 sous.
  6. Mesure contenant deux pots.