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LIVRE I. — PARTIE I.

y eut de ceux qui dormirent, combien qu’on eût moult travaillé le jour. Ainçois que les batailles fussent ordonnées et assemblées à leur droit, commença le jour à paroir : lors commencèrent à chevaucher moult dispersement par bruyères, par montagnes, par vallées et par bocailles malaisés, sans point de plein pays. Et pardessus les montagnes, et au plein des vallées étoient crolières[1] et grands marais, et si divers passages que merveilles étoit que chacun n’y demeuroit ; car chacun chevauchoit toujours avant, sans attendre seigneur ni compagnon. Et sachez que, qui fût encrolé en ces crolières il eût trouvé à malaise qui lui aidât. Et si y demeurèrent grand’foison de bannières atout les chevaux en plusieurs lieux, et grand’foison de sommiers et de chevaux, qui oncques puis n’en issirent. Et cria-t-on moult ce jour : alarme ! et disoit-on que les premiers se combattoient aux ennemis ; si que chacun, cuidant que ce fût voir, se hâtoit quant qu’il pouvoit, parmi marais, parmi pierres et cailloux, parmi vallées et montagnes, le heaume appareillé, l’écu au col, le glaive ou l’épée au poing, sans attendre père, ni frère, ni compagnon. Et quand on avoit ainsi couru demie lieue ou plus, et on venoit au lieu dont ce hutin ou cri naissoit, on se trouvoit déçu ; car ce avoient été cerfs ou biches, ou autres bêtes sauvages, de quoi il avoit grand’foison en ce bois et en ces bruyères et en ce sauvage pays, qui s’émouvoient et fuyoient devant ces bannières et ces gens à cheval qui ainsi chevauchoient, ce que oncques n’avoient vu : adonc huoit chacun après ces bêtes, et on cuidoit que ce fût autre chose.


CHAPITRE XXXVIII.


Comment les Anglois se logèrent sur la rivière de Tyne où ils souffrirent grand’mésaise.


Ainsi chevaucha le jeune roi anglois celui jour, et tout son ost, parmi ces montagnes et ces déserts, sans chemin tenir, sans voie, sans sentier et sans ville trouver, fors que par avis, selon le soleil. Et quand ce vint à basses vespres[2] que on fut venu sur cette rivière de Tyne[3] que les Escots avoient passée, et leur convenoit repasser, ce disoient et cuidoient les Anglois, et ils furent là venus si travaillés et si fort menés que chacun peut penser, ils passèrent, outre la rivière à gué, moult à mal aise, pour les grands pierres qui dedans gissoient. Et quand ils furent passés, chacun s’alla loger selon cette rivière, ainsi qu’il put prendre terre. Mais ainçois qu’ils eurent pris pièce de terre pour eux loger, le soleil commença à esconser. Et si y avoit peu d’eux qui eussent haches, ni coingnées, ferrements ni instruments pour loger, ni pour couper bois. Et si y en avoit plusieurs qui avoient perdu leurs compagnons et ne savoient qu’ils étoient devenus : s’ils étoient à mésaise, ce n’étoit point de merveille. Et mêmement les gens de pied étoient demeurés derrière ; et si ne savoient en quel lieu ni à qui demander leur chemin ; dont ils étoient tous fort à mal aise. Et disoient ceux qui mieux cuidoient connoître le pays, qu’ils avoient cheminé ce jour vingt huit lieues anglesches[4], ainsi courant comme vous avez ouï sans arrêter, fors que pour pisser, ou son cheval ressangler. Ainsi travaillés, hommes et chevaux, leur convint la nuit gésir sur cette rivière tous armés, chacun son cheval en sa main par le frein ; car ils ne les savoient à quoi lier, par défaut de leur charroi qu’ils ne pussent avoir mené parmi ce pays que devisé vous ai. Ainsi ne mangèrent leurs chevaux toute la nuit, ni le jour devant, d’avoine ni de fourrage ; et eux-mêmes ne goûtèrent tout le jour ni la nuit que chacun son pain qu’il avoit derrière lui troussé, ainsi que dit vous ai, qui étoit de la sueur des chevaux tout souillé et ort ; ni ils ne burent autre breuvage que de la rivière qui là couroit, exceptés aucuns seigneurs qui avoient bouteilles pleines de vin, qui leur portèrent grand confort : et n’eurent toute la nuit ni feu ni lumière, et ne le savoient de quoi faire, hors mis aucuns seigneurs qui avoient tortis allumés, qu’ils avoient apportés sur leurs sommiers.

Ainsi que vous oyez, à tel meschef passèrent-

  1. Terrains dont le fond est mouvant. Il en existe encore beaucoup en Irlande et en Écosse. Le philanthrope lord Kames a montré sur ses terres comment, à force de persévérance et d’industrie, on pouvait rendre ce sol à l’agriculture.
  2. Vers le soir.
  3. La rivière de ce nom se compose de deux branches, North-Tyne et South-Tyne : la première au nord du mur d’Adrien, la seconde au sud, qui se joignent toutes deux à Hexham, situé au sud du même mur romain.
  4. Froissart écrivait, en général, comme il entendait : il dit anglesches au lieu d’angloises, parce qu’il avait entendu english.