Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
[1327]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

firent tantôt crier alarme, et commander que chacun se délogeât et suivît les bannières. Ainsi fut-il fait. Et se trairent chacun armés sur les champs comme pour tantôt combattre. Là en droit furent ordonnées trois batailles grosses à pied, et chacune bataille avoit deux ailes de cinq cents armures qui devoient demeurer à cheval. Et sachez qu’on disoit qu’il y avoit bien là huit mille armures de fer, chevaliers et écuyers, et trente mille hommes armés, la moitié montés sur petites haquenées, et l’autre moitié sergens à pied et coustilliers[1], envoyés par l’élection des bonnes villes, à leurs gages, chacune bonne ville pour sa rate ; et si y avoit bien vingt quatre mille archers à pied sans la ribaudaille.

Tout ainsi que les batailles furent ordonnées, on chevaucha tout rangé après les Escots, à l’assent et enseignement des fumières, jusques à basses vespres[2]. Adonc se logea l’ost en un bois sur une petite rivière, pour eux aiser et pour attendre le charroi et les pourvéances. Et tout le jour avoient ars les Escots à cinq lieues près de leur ost ; et ne les pouvoient aconsuir. Lendemain, au point du jour, chacun fut armé, et trairent les bannières aux champs, chacun à sa bataille et dessous sa bannière, si comme ordonné étoit. Si chevauchèrent les batailles ainsi rangées tout le jour, sans dérouter, par montagnes et par vallées ; ni oncques ne purent approcher les Escots qui ardoient devant eux, tant y avoit de bois, de marais et de déserts sauvages et mauvaises montagnes et vallées ; et si n’étoit nul qui osât, sur la tête à couper, forpasser ni chevaucher devant les bannières, excepté les maréchaux et leurs gens.


CHAPITRE XXXVI.


Comment les Anglois se logèrent, tous armés, en un bois jusque à mie-nuit, moult travaillés de poursuir les Escots.


Quand ce vint après nonne sur le vespre, gens, chevaux et charroi, et mêmement gens à pied étoient si travaillés qu’ils ne pouvoient mais aller avant ; et les seigneurs se perçurent et virent clairement qu’ils se travailloient en cette manière pour néant ; et fut encore ainsi que[3] les Escots les voulussent attendre, si se mettroient si bien sur tel avantage, sur telle montagne, ou sur tel pays, qu’ils ne se pourroient à eux combattre sans trop grand meschef. Si fut commandé, de par le roi et les maréchaux, qu’on se logeât là en droit, chacun ainsi qu’il étoit, jusques à lendemain, pour avoir conseil comment on se maintiendroit. Ainsi fut l’ost logé toute nuit en un bois, sur une petite rivière ; et le roi fut logé en une pauvre cour d’abbaye de moines noirs qui là étoit. Ses gens d’armes, uns et autres, chevaux, charroi et l’ost en suivant, furent logés moult loin, travaillés outre mesure. Quand chacun eut pris pièce de terre pour loger, les seigneurs se trairent ensemble pour avoir conseil comment ils se pourroient combattre aux Escots, selon le pays où ils étoient ; et leur sembla, selon ce qu’ils voyoient, que les Escots s’en r’alloient leur voie en leur pays, tout ardant, et que nullement ils ne se pourroient combattre à eux entre ces montagnes, fors que à grand meschef, et si ne les pouvoient aconsuir ; mais passer leur convenoit cette rivière de Tyne. Si fut là dit en grand conseil que, si on se vouloit lever devant mie-nuit, et lendemain un petit hâter, on leur touldroit le passage de la rivière, et conviendroit qu’ils se combattissent à leur meschef, ou ils demeureroient tous coys en Angleterre pris à la trappe.


CHAPITRE XXXVII.


Comment les Anglois chevauchèrent tous les jours par montagnes et par déserts, cuidant trouver les Escots, jusques à la rivière de Tyne.


À cette entente que dit vous ai, fut adonc ordonné et accordé que chacun se trait à sa loge pour souper et boire ce qu’il pourroit avoir ; et dit chacun à ses compagnons que, sitôt qu’on orroit la trompette tromper, chacun mît ses selles et appareillât ses chevaux ; et quand on l’orroit la seconde fois, que chacun s’armât, et à la tierce fois que chacun montât sans targer, et se retrait à sa bannière, et que chacun prît sans plus un pain, et le troussât derrière lui, en guise de braconnier ; et aussi que chacun laissât là en droit tous harnois, tout charroi et toutes autres pourvéances ; car on se combattroit lendemain, à quelque meschef que ce fut.

Ainsi que ordonné fut, fut-il fait ; et fut chacun armé et monté à la droite mie-nuit : peu en

  1. Soldats armés d’une espèce de sabre appelé coustille.
  2. Vers le soir.
  3. C’est-à-dire, au cas où les Écossais les voudraient attendre.