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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

guisés qu’on ne les pourroit deviser. Là put-on voir dames noblement parées et richement atournées, qui eut loisir : mais adonc ne put-on avoir loisir de danser ni de plus fêter, car, tantôt après dîner, un grand hutin commença entre les garçons[1] des Hainuyers et les archers d’Angleterre qui entre eux étoient herbergés pour occasion d’un jeu de dés ; de quoi grand mal vint, si comme vous orrez ; car, ainsi que ces garçons se combattoient à aucuns de ces Anglois, tous les autres archers qui étoient en la ville, et ceux qui étoient herbergés en cestui faubourg, furent tantôt ensemble atout leurs arcs appareillés, et se boutèrent au hahay, et navrèrent de commencement tout plein des garçons des Hainuyers : si les convint retraire en leurs hôtels. Le plus des chevaliers et de leurs maîtres étoient encore à la cour qui de ce ne savoient rien ; et tantôt qu’ils ouïrent nouvelles de ce hutin, ils se trairent au plus tôt qu’ils purent chacun vers son hôtel qui put entrer dedans ; et qui n’y put entrer il le convint demeurer dehors en grand péril ; car ces archers, qui étoient bien deux mille, avoient le diable au corps et traioient dispersément pour tout tuer, seigneurs et varlets. Et veut-on dire et supposer que c’étoit fait tout avisé et pourparlé d’aucuns des amis des Despensiers et du comte d’Arondel qui avoient été mis à fin par messire Jean de Hainaut, si comme vous avez ouï raconter ci-dessus. Si s’en vouloient coutrevenger aux Hainuyers, et mémement à monsieur Jean de Hainaut s’ils eussent pu ; et bien s’en mirent en peine, si comme vous orrez ; car encore les Anglois et les Anglesches de qui les hôtels étoient, clooient leurs huis et leurs fenêtres au devant des Hainuyers, et ne les laissoient dedans entrer. Toutes fois il en y eut aucuns qui entrèrent par derrière en leurs hôtels et s’armèrent moult vitement. Quand ils furent armés, ils n’osèrent issir hors par devant, pour les sagettes ; mais issirent hors par derrière par les courtils, et rompirent les clôtures et postils ; et attendirent l’un l’autre en une place qui là étoit, tant qu’ils furent bien cent ou plus, tous armés, et bien autant tous désarmés, qui ne pouvoient entrer en leurs hôtels.

Quand ceux armés furent ainsi assemblés, ils se hâtèrent pour secourir les autres compagnons qui défendoient leurs hôtels en la grand’rue, au mieux qu’ils pouvoient ; et passèrent ceux armés parmi l’hôtel du seigneur d’Enghien, qui avoit grands portes derrière et devant, en la grand’rue, et se férirent appertement en ces archers[2].

Du trait y eut foison des Hainuyers navrés et blessés. Et là furent bons chevaliers : messire Fastres des Rues, messire Perceval de Semeries, et messire Sanses de Boussoy ; car ces trois chevaliers ne purent oncques entrer en leurs hôtels pour eux armer, mais ils firent autant d’armes que tels qui étoient armés ; et tenoient grands, longs et gros leviers de chêne qu’ils avoient pris en la maison d’un charron, et donnoient les horions si grands que nul ne les osoit approcher ; et en abattirent ce jour, si comme on dit, plus de soixante ; car ils étoient grands et forts chevaliers durement. Finalement, les archers qui là étoient furent déconfits et mis en chasse ; et en y eut bien morts, que en la place que aux champs, trois cents ou environ, qui tous étoient de l’évêché de Lincolle. Si crois que Dieu n’envoya oncques si grand’fortune à aucunes gens qu’il fit à messire Jean de Hainaut et à sa compagnie ; car ces gens ne tendoient fors toujours qu’à eux murdrir et dérober, combien qu’ils fussent là venus pour la besogne du roi : ni oncques ne furent ni ne demeurèrent en si grand péril, ni en telle angoisse ni peur de mort, qu’ils furent le terme qu’ils séjournèrent à Ébruich. Et encore ne furent-ils oncques bien assur, jusques à tant qu’ils se trouvèrent à Wissan ; car ils enchéirent en si grand’haine et malivolence de tout le remenant

  1. Ce mot, qui signifie ordinairement valet ou goujat, paraît désigner ici ces soldats subalternes que les gens d’armes menaient à leur suite, soit pour porter leurs armes, soit pour les seconder dans certaines occasions. Si ces garçons eussent été des valets proprement dits, ils auraient été logés chez leurs maîtres, et n’auraient pas eu leur quartier avec les archers anglais.
  2. On trouve dans le Collectanea de Leland une relation différente de cet événement. T. 1, part. 2, p. 307, « Anno Domini 1328, Hunaldi apud Eboracum combusserunt de suburbio civitatis ferè unam parochiam, quæ vocalur S. Nicholai in Ousegate, propter contumeliam motam inter burgenses et illos, quia ceperunt uxores burgensium, et filias, et ancillas, per vim in suburbio civitatis. Burgenses vero suburbii, indignati de tali facinore, congressi sunt cum Hunaldis more bellico : et ex utraque parte bene armati, unà die martis, in septembri ante solis ortum, in Watelingate, dormiente totà civitate, summo manè, ibi ceciderunt de Hunaldis 527, prater eos qui letaliter vulnerati sunt et obierunt in 3 die et in 4 sequenti. De Anglis ceciderunt 242. Submersi in Owse flumine de Hunaldis inventi sunt 136. »