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LIVRE I. — PARTIE I.

gneur mcccxxvi, le jour de Noël[1], et pouvoit avoir adonc environ seize ans[2] : il les eut à la Conversion saint Paul après. Et fut là très grandement honoré et servi le gentil chevalier, messire Jean de Hainaut, de tous les princes et de tous les nobles et non nobles du pays ; et là furent donnés grands joyaux et très riches à tous les compagnons qui demeurés étoient de-lez lui ; et demeura depuis, il et ses compagnons, en grands fêtes et en grands soulas des seigneurs et des dames qui là étoient, jusques au jour des Trois Rois[3] qu’il ouït dire que le roi de Behaigne, le comte de Hainaut son frère et grand’plenté de seigneurs de France se ordonnoient pour être à Condé sur Escaut à un tournoi qui là étoit crié. Adonc ne voulut messire Jean de Hainaut plus demeurer, pour prière que on lui sçut faire, pour îe grand désir qu’il avoit de venir à ce tournoi et de voir son gentil frère le comte et les autres seigneurs qui là devoient être, et espécialement le plus noble et le plus gentil roi en largesse qui régnât en ce temps, le gentil roi Charles[4] de Behaigne. Quand le jeune roi Édouard, madame la roine sa mère et les barons qui là étoient virent qu’il ne vouloit plus demeurer et que prière n’y pouvoit valoir, ils lui donnèrent congé moult ennuis. Si lui donna le jeune roi, par le conseil de madame sa mère, quatre cents marcs d’esterlins[5], un esterlin pour un denier, de rente héritablement, à tenir de lui en fief, et à payer chacun an en la ville de Bruges ; et donna encore à Philippe de Chasteaux, son maître-écuyer et son souverain conseiller, cent marcs d’esterlins de rente, et ainsi à payer comme dit est ; et lui fit avec ce délivrer grand’somme d’esterlins pour payer les frais de lui et de toute sa compagnie pour retourner en leur pays ; et le fit conduire à grand’compagnie de chevaliers jusques à Douvres ; et lui fit appareiller et délivrer tout son passage ; et les dames, même la comtesse[6] de Garennes qui étoit sœur au comte de Bar, et aucunes autres dames, lui donnèrent grand’foison de joyaux beaux et riches au départir.

Quand le dit messire Jean de Hainaut et sa compagnie furent venus à Douvres, ils montèrent tantôt en nefs pour passer outre, pour le désir qu’ils avoient de venir à temps et à point à ce tournoi qui devoit être à Condé : et emmena avec lui quinze jeunes et preux chevaliers d’Angleterre, pour être à ce tournoi avec lui et pour eux accointer des seigneurs et des chevaliers qui là devoient être. Si leur fit toute l’honneur et compagnie qu’il put ; et tournoyèrent deux fois celle saison à Condé.

Or me veux-je taire de monseigneur Jean de Hainaut jusques à tant que point sera, et revenrai au jeune roi Édouard d’Angleterre.


CHAPITRE XXVIII.


Comment le roi d’Escosse défia le jeune roi Édouard d’Angleterre.


Après ce que messire Jean de Hainaut se fut parti du jeune roi et de madame la roine sa mère, le dit roi et la roine gouvernèrent le pays par le conseil du comte de Kent, oncle du dit roi, et par le conseil de messire Roger de Mortimer qui tenoit grand’terre en Angleterre, bien sept mille livres de revenue, un esterlin pour un denier ; et avoient tous deux été bannis et enchâssés hors d’Angleterre avec la roine et le dit roi, si comme vous avez ouï ; et usèrent aussi assez par le conseil messire Thomas de Wage, et par le conseil de plusieurs autres qu’on tenoit les plus sages du royaume, combien que aucuns autres en eussent envie : car on dit que oncques envie ne fut morte en Angleterre ; aussi règne-t-elle et voit-on régner en plusieurs autres pays. Ainsi passa l’hiver et le carême jusques à Pâques ; et furent le roi, madame sa mère et le pays tous en paix ce terme.

  1. Édouard fut couronné le dimanche, 1er février 1327.
  2. Il était né le 20 novembre 1312, suivant Walsingham, page 77 ; au commencement d’octobre 1313, suivant Rapin Thoiras ; ainsi, il était tout au plus dans sa quinzième année.
  3. Jean de Hainaut ayant assisté au couronnement du roi, qui se fit le 1er février, il est évident que cette date est fausse.
  4. Il s’appelait Jean et non pas Charles.
  5. L’esterlin valait 4 deniers tournois, et les tournois étaient de 220 au marc : ainsi chaque tournois valait environ 4 sous 9 deniers de notre monnaie, et l’esterlin 19 sous. Au reste, Édouard témoigna sa reconnaissance à Jean de Hainaut, plus magnifiquement que ne le dit Froissart ; il lui donna, non quatre cents marcs d’esterlins, mais mille marcs de rente à prendre sur le produit de l’impôt sur les laines et les cuirs dans le port de Londres, jusqu’à ce qu’il pût lui assigner, dans ses états, le même revenu en terre, pour en jouir à perpétuité lui et ses héritiers. Cette concession est datée du 7 février 1327.
  6. Jeanne de Bar, sœur d’Édouard Ier, comte de Bar : elle avait épousé Jean de Garennes ou Warennes, petit-fils de Jean de Warennes, comte de Surrey et de Sussex.