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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

leur pût là en droit venir d’aucune part, se mirent en une matinée entre eux deux, à peu de menée, en un petit bateau en mer par derrière le château, pour aller au royaume de Galles[1], s’ils pussent, comme ceux qui volontiers se fussent sauvés : mais Dieu ne le vouloit mie souffrir, car leur péché leur encombra. Si leur avint grande merveille, car ils furent onze jours tous pleins en ce batelet ; et s’efforçoient de nager tant qu’ils pouvoient ; mais ils ne pouvoient si loin nager que tous les jours le vent qui leur étoit contraire, par la volonté de Dieu, les ramenoit chacun jour une fois ou deux à moins de la quarte partie d’une lieue du dit château dont ils étoient partis. Au dernier, avint que messire Henry de Beaumont, fils au vicomte de Beaumont en Angleterre, entra en une barge, et aussi avec lui aucuns compagnons, et se fit nager devers eux ; et nagèrent tant et si fort que oncques les mariniers du roi ne purent tant fuir devant que finalement ils ne fussent atteints et pris atout leur batel, et ramenés en la ville de Bristo, et livrés à madame la roine et à son fils[2], comme prisonniers, qui moult en eurent grand’joie ; et aussi eurent tous les autres, et à bonne cause, car ils avoient accompli et achevé leur désir à l’aide de Dieu, tout à leur plaisir.

Ainsi reconquit la dite roine le royaume d’Angleterre pour son ains-né fils, sous le confort et conduit de monseigneur Jean de Hainaut et de sa compagnie ; parquoi il, et ses compagnons qui en ce voyage furent avec lui, furent tenus pour preux, pour raison de la haute entreprise que faite avoient ; car ils ne furent, tous comptés quand ils entrèrent en mer à Dourdrech, si comme vous avez ouï, que trois cents armures de fer, qui firent si hardie entreprise, pour l’amour de la dite roine, comme d’entrer en nef et passer la mer à si peu de gens, pour conquérir tel royaume, comme est Angleterre, malgré le propre roi et tous ses aidans.


CHAPITRE XXIII.


Comment le roi fut mené en prison â Bercler et baillé en garde au seigneur de Bercler.


Ainsi, comme vous avez ouï, fut cette haute et hardie emprise achevée ; et reconquit madame la roine Isabelle tout son état, par le confort et conduit de ce gentil chevalier monseigneur Jean de Hainaut et de ses compagnons ; et mit à destruction ses ennemis ; et fut pris le roi même, par telle meschéance comme vous pouvez entendre ; dont tous le pays communément eut grand’joie, hors mis aucuns qui étoient de la faveur du dit messire Hue le Despensier.

Quand le roi et le dit messire Hue le Despensier furent amenés à Bristo par le dessus dit messire Henry de Beaumont, le roi fut envoyé, par le conseil de tous les barons et chevaliers, au château de Bercler[3], séant sur la grosse rivière de Saverne ; et fut recommandé au seigneur de Bercler qu’il en fit bonne garde ; et il dit que si feroit-il ; et fut ordonné à lui servir et garder bien et honnêtement, et gens d’état entour lui

  1. On vient de voir qu’ils étaient sortis de Bristol avant que cette ville tombât au pouvoir de la reine. Jean le Bel et Froissart paraissent avoir eu de mauvais mémoires sur cette partie de l’histoire d’Angleterre : ils altèrent souvent l’ordre des faits, ou les racontent autrement que les historiens anglais, qui à cet égard sont beaucoup plus dignes de foi.
  2. Le roi fut arrêté par le comte Henri de Lancastre, dans le pays de Galles, dans l’abbaye de Neath, le 16 des calendes de décembre (le 16 novembre). Avec lui furent pris le jeune Spenser, le chancelier Baldock et Simon Reading qui furent menés à la reine. Le roi ne subit point cette humiliation, comme le dit Froissart ; le comte de Lancastre le conduisit directement au château de Kenilworth qui lui appartenait.
  3. Froissart intervertit l’ordre des faits et en supprime une grande partie. Ce ne fut qu’après un assez long séjour au château de Kenilworth et après le couronnement d’Édouard III, qu’Édouard II fut transféré par deux chevaliers, Maltravers et Gurnay, au château de Corff et de là à Bristol ; mais les citoyens avant paru vouloir le délivrer, ses deux gardiens le transportèrent secrètement, pendant la nuit, au château de Berkley, dans le comté de Gloucester. Ils le mirent sous la garde de Thomas, baron de Berkley, mais restèrent près d’Édouard pour l’accabler des plus honteux traitemens. Voyant qu’Édouard supportait tous ces affronts sans que cela pût hâter sa mort, l’évêque d’Hereford, d’intelligence avec la reine, envoya aux deux chevaliers un ordre qu’ils pouvaient interpréter comme bon leur semblerait. Voici cet ordre tel qu’il est rapporté par Moor, page 620 : Edwardum occidere nolite timere bonum est ; ce qui, suivant la ponctuation, signifie : Ne craignez pas de tuer Édouard, c’est une bonne chose ; ou bien, ne tuez pas Édouard, il est bon que vous craigniez de le faire. Les deux chevaliers interprétèrent les désirs de ceux qui les employaient ; ils surprirent Édouard dans son lit, l’étouffèrent sous des oreillers, et pendant ce temps, l’un d’eux lui passa un fer rouge dans l’anus à travers un tuyau de corne. Les deux meurtriers se sauvèrent sur le continent ; l’un fut arrêté à Marseille et pendu pour s’assurer de son silence ; l’autre, qui s’était réfugié en Allemagne, obtint quelque temps après la permission de revenir.