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LIVRE I. — PARTIE I.

de leur accord. Quand ces autres et ceux de la ville virent le pouvoir de la dame si grand et si efforcé, et presque toute Angleterre étoit de leur accord, et voyoient le péril et le dommage si apparent[1], ils eurent conseil qu’ils se rendroient, et la ville avec, sauves leurs vies, leurs membres et leur avoir. Si envoyèrent traiter et parlementer devers la roine et son conseil, qui ne s’y voulurent mie accorder ainsi, si elle ne pouvoit faire dudit messire Hue et du comte d’Arondel sa volonté ; car pour eux détruire étoit-elle là venue.

Quand ceux de la ville de Bristo virent qu’autrement ils ne pouvoient venir à paix ni sauver leurs biens ni leurs vies, au détroit ils s’y accordèrent et ouvrirent les portes ; si que madame la roine, messire Jean de Hainaut, et tous les barons, chevaliers et écuyers entrèrent dedans, et prirent leurs hôtels dedans la ville de Bristo ; et ceux qui ne s’y purent loger si se herbergèrent dehors. Là furent pris le dit messire Hue le père et le comte d’Arondel, et amenés par devant la roine pour faire d’eux sa pure volonté. Et aussi lui furent amenés les siens autres enfans jeunes, Jean son fils et ses deux fillettes[2], qui furent là trouvées en la garde messire Hue. De quoi la dame eut grand’joie, quand elle vit ses enfans que vus n’avoit de grand temps ; et aussi eurent tous ceux de son côté qui point n’aimoient les Despensiers ; et si avoient grand’joie entre eux, selon ce que pouvoient avoir grand deuil le roi et messire Hue le Despensier le fils, qui étoient en ce fort château enclos et qui voyoient le meschef si grand qui leur couroit sus si apparement, et voyoient tout le pays tourner avec la roine et son ains-né fils, et dresser et émouvoir contre eux ; dont ils eurent douleur et peur, et assez à penser, ce ne fait pas à demander.


CHAPITRE XXI.


Comment messire Hue le Despensier le vieux et le comte d’Arondel furent mis à mort.


Quand la roine et tous les barons et autres furent herbergés à leur aise, ils assiégèrent le château au plus près qu’ils purent ; et puis fit la roine ramener messire Hue le Despensier le vieux et le comte d’Arondel devant son ains-né fils et devant tous les barons qui là étoient, et leur dit que elle et son fils leur feroient droit, loi et bon jugement, selon leurs œuvres. Adonc répondit messire Hue et dit : « Ha ! madame, Dieu nous doint bon juge et bon jugement ! et si nous ne le pouvons avoir en ce siècle, si le nous doint en l’autre ! » Adonc se leva messire Thomas Wage[3], bon chevalier, sage et courtois, qui étoit maréchal de l’ost ; et leur raconta tous leurs faits par écrit, et tourna en droit sur un vieux chevalier qui là étoit, afin qu’il rapportât, sur sa féauté, ce que à faire avoit de telles personnes par jugement et de tels faits. Le chevalier se conseilla aux autres barons et chevaliers, et rapporta par pleine suite qu’ils avoient bien mort desservie, pour plusieurs horribles faits qu’ils avoient là en droit ouï raconter ; et les tenoient pour vrais et tous clairs hérites ; et avoient desservi, par la diversité de leurs faits, à être justiciés en trois manières ; c’est à savoir : premier être traînés, après décolés, après pendus à un gibet. Tout en telle manière qu’ils furent jugés, furent-ils tantôt justiciés devant le château de Bristo, voyant le roi et le dit messire Hue le fils[4], et tous ceux de laiens qui grand dépit en eurent ; et put chacun savoir qu’ils étoient à grand meschef de cœur. Cette justice fut faite l’an de grâce m ccc et xxvi, le jour saint Denis en octobre[5].


CHAPITRE XXII.


Comment le roi d’Angleterre et messire Hue le jeune furent pris et amenés devant la roine.


Après ce que cette justice fut faite, si comme vous avez ouï, le roi et messire Hue le Despensier, qui se voyoient assiégés en telle angoisse et à tel meschef, et ne savoient nul confort qui

  1. On avait répandu le bruit que le pape avait délié les sujets anglais du serment de fidélité et excommunié ceux qui s’opposeraient à la reine. On disait même que deux cardinaux accompagnaient la reine pour faire valoir les décrets du pape.
  2. Jean, surnommé d’Eltham ; Jeanne, qui fut mariée à David Bruce, roi d’Écosse ; et Aliénor, qui épousa Regnault, duc de Gueldres.
  3. Il est nommé Thomas Wake dans Rymer. Johnes dans sa traduction anglaise l’appelle sir Thomas Wager.
  4. On a remarqué précédemment qu’ils n’étaient plus à Bristol.
  5. Cette date n’est pas exacte : la fête de saint Denis est le 9 octobre, et le 15 du même mois Isabelle n’était point encore partie de Wallingford pour aller à Bristol ; mais elle était en possession de cette ville le 26 octobre au plus tard, jour où les seigneurs de son parti élurent le jeune Édouard gardien ou régent du royaume ; et il paraît qu’alors le vieux Spenser et le comte d’Arundel avaient été exécutés. On peut donc placer leur mort entre le 15 et le 26 octobre.