Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
[1326]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE XV.


Comment la roine d’Angleterre se partit de Buignicourt et s’en alla à Valenciennes où elle fut honorablement reçue du comte et de la comtesse de Hainaut.


Lors se partit la roine d’Angleterre du châtel de Buignicourt, et prit congé au chevalier et à la dame, et leur dit, en eux remerciant ; que de la bonne chère et liée que laiens on lui avoit faite, un temps viendroit que grandement lui en souviendroit et à son fils aussi[1].

Ainsi se partit la reine en la compagnie du gentil seigneur de Beaumont, qui liement et révéremment la mena à Valencïennes. Et contre li vinrent moult de bourgeois de la ville bien parés et ordonnés pour la honorablement recevoir. Ainsi fut-elle amenée de monseigneur Jean de Hainaut devers le comte Guillaume de Hainaut qui la reçut à grand’joie ; et aussi fit la comtesse[2] ; et la fêtèrent de ce qu’ils purent, car bien le savoient faire.

Adonc avoit le comte Guillaume quatre filles, Marguerite, Philippe, Jeanne et Isabelle, de quoi le jeune Édouard, qui fut puis roi d’Angleterre, s’adonnoit le plus et s’inclinoit de regard et d’amour sur Philippe que sur les autres ; et aussi la jeune fille le connoissoit plus, et lui tenoit plus grand’compagnie que nulles de ses sœurs. Ainsi l’ai-je depuis ouï recorder à la bonne dame qui fut[3] roine d’Angleterre et de-lez qui je demeurai et servis ; mais ce fut trop tard pour moi : si me fit elle tant de bien que j’en suis tenu de prier à toujours mais pour elle.


CHAPITRE XVI.


Comment messire Jean de Hainaut fit sa semonce de gens d’armes pour la roine d’Angleterre remener en son royaume.


Ainsi Madame d’Angleterre, la roine Isabelle de France, trouva reconfort en monseigneur Jean de Hainaut, quand tout le monde lui faillit ; et demeura à Valenciennes par l’espace de huit jours de-lez le bon comte et madame la comtesse Jeanne de Valois ; et endementres fit appareiller son œuvre et ses besognes. Et le dit messire Jean de Hainaut fit écrire lettres moult affectueusement aux chevaliers et aux compagnons de qui il se fioit le plus en Hainaut, en Brabant, et en Hasbain[4], et leur prioit si acertes qu’il pouvoit à chacun, sur toutes amitiés, qu’ils vinssent avec lui en cette entreprise. Si en y eut grand plenté d’un pays et d’autres qui y allèrent pour l’amour de lui, et grand plentë qui n’y allèrent mie combien qu’ils en fussent priés. Et mêmement le dit messire Jean de Hainaut en fut durement repris de son propre frère et de son propre conseil, pourtant qu’il leur sembloit que l’emprise étoit si haute et si périlleuse, selon le discord et les grands haines qui étoient adonc entre les hauts barons et les communes d’Angleterre, et selon ce que les Anglois sont communément envieux sur toutes étranges gens, quand ils sont à leur dessus, espécialement quand ils sont en leur pays, que chacun avoit peur et doutance que le dit messire Jean de Hainaut, ni nul de ses compagnons, pût jamais revenir. Mais, quoiqu’on lui blamât ni déconseillât, le gentil chevalier ne s’en voulut oncques delaier ; ainçois dit : « Qu’il n’avoit qu’une mort à souffrir, qui étoit en la volonté Notre Seigneur, mais il avoit promis à celle gentille dame de la conduire jusques en son royaume ; si ne lui en fauldroit pour mourir ; et aussi cher avoit-il prendre la mort avec celle noble dame, qui déchassée et déboutée étoit hors de son pays, si mourir y devoit, comme autre part ; car tous chevaliers doivent aider à leur loyal pouvoir toutes dames et pucelles déchassées et déconfortées, à leur besoin, mêmement quand ils en sont requis. »


CHAPITRE XVII.


Comment messire Jean de Hainaut prit congé de son frère et se mit sur mer pour amener la roine et son fils en Angleterre.


Ainsi étoit mû et encouragé messire Jean de Hainaut, et faisoit sa semonce et prière des Hainuyers être à Halle[5], et les Brabançons à être à Breda[6], et les Hasbaignons au mont Sainte Gertrude ; les Hollandois, dont il eut aucuns, à être à Dourdrech. Lors prit congé la roine d’An-

  1. Eustache, sire d’Aubrecicourt, qui avait accueilli la reine d’Angleterre et son fils dans son château à Buignicourt, fut fait chevalier de la jarretière lors de l’institution de cet ordre par Edouard III.
  2. Jeanne de Valois, sœur de Philippe de Valois.
  3. Cette dernière phrase prouve que cette histoire n’a été écrite qu’après la mort de la reine Philippe de Hainaut.
  4. Cette province, connue sous le nom de Hasbanie et plus récemment d’Hesbaie, comprenait le pays situé sur la rive gauche de la Meuse et borné par le Démer, la Dyle et la Mehaigne.
  5. Petite ville du Hainaut sur la rivière de Senne.
  6. Ville du Brabant Hollandois, située sur la Merck.