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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

dont ils contraignirent moult la forteresse ; mais ceux de dedans se tinrent moult vaillamment ; si y eut plusieurs assauts et escarmouches. Longtemps dura le siége ; le châtel fut moult débrisé et ceux de dedans durement oppressés : plusieurs fois furent requis du connétable qu’ils se rendissent, ou tous seroient morts si ils étoient pris par force : c’étoient les promesses que le connétable promettoit par coutume. Les Navarrois véoient leurs vivres défaillir, et sentoient le roi de Navarre trop loin d’eux ; si rendirent la forteresse, puis furent conduits à Cherbourg et emportèrent leurs biens. La forteresse fut abattue et arrasée par terre, qui maints deniers avoit coûté à faire, et aussi les murs et toutes les tours du Pont-Audemer furent abattues. Puis vinrent les François assiéger la forteresse de Mortain, et y furent grand temps ; mais ceux de dedans, qui ne véoient nul secours apparant du roi de Navarre, et aussi que les autres forteresses navarroises n’étoient mie fortes pour résister aux François, se rendirent, en telle manière comme ceux de Pont-Audemer avoient fait. Et sachez qu’en celle propre saison le connétable mit en l’obéissance du roi de France toutes les villes, châteaux et forteresses de la dite comté ; et furent tous les châteaux de la comté d’Évreux rués par terre, et toutes les bonnes villes décloses, afin que jamais guerre ne pût sourdre au royaume de France de châtel ni de forteresse que le roi de Navarre tînt en la comté d’Évreux. Aussi y fit courir le roi de France les gabelles et subsides, ainsi qu’ils couroient parmi le royaume de France.

D’autre parti le roi d’Espagne fit entrer au royaume de Navarre son frère le Bâtard d’Espaigne[1] à tout grands gens d’armes, lesquels commencèrent à exiller le pays et à conquérir villes et châteaux ; et ne pouvoit le roi de Navarre entendre à rien que à résister à l’encontre. Lors signifia le roi de Navarre son état au roi Richard d’Angleterre, afin qu’il lui voulsist aider pour résister à l’encontre du roi de France en sa comté d’Évreux, et il, de sa personne, demeureroit en Navarre pour garder ses villes et forteresses à l’encontre du roi d’Espaigne. Pourquoi le roi Richard, par le conseil qu’il eut, lui envoya messire Robert de Ros atout une route de gens d’armes et d’archers, lesquels descendirent à Cherbourg ; et aussi s’y étoient recueillis tous ceux des forteresses de la comté d’Évreux, qui avoient été gagnés du connétable de France.

Quand ils furent tous ensemble en la dite forteresse, il y eut belle et grosse garnison, et toutes gens d’armes d’élite ; et pourvurent icelle forteresse de vivres ; car ils pensoient là être assiégés. Quand le connétable et le sire de la Rivière, atout leur grosse route, eurent tout l’été hostoyé parmi la comté d’Évreux, et qu’il n’y eut rien demeuré appartenant au roi de Navarre, que tout ne fût déclos et en l’obéissance du roi de France, ils vinrent devant Cherbourg, un bel châtel, fort et noble, lequel fonda premièrement Julius César quand il conquit l’Angleterre, et est un port de mer. Les François l’assiégèrent de tous côtés, fors que par la mer, et se aménagèrent et pourvéirent pour demeurer sans partir devant qu’ils l’eussent pris. Messire Robert de Ros et sa route faisoient maintes saillies de jour et de nuit, et n’étoit nul jour que l’on ne fît escarmouche ; et n’y requirent oncques les François à faire fait d’armes qu’ils ne trouvassent à qui ; et y eut moult combattu et jouté par fer de lance et de glaive, et plusieurs morts et pris, tant d’un côté comme d’autre.

Le siége pendant, qui dura tout le demeurant de l’été, messire Olivier du Guesclin, frère au connétable, se mit en embûche, en murailles anciennes et ruineuses de-lez la dite forteresse, puis fit encommencer une escarmouche aux bailles ; et furent les François reboutés et reculés jusques à l’embûche du dit messire Olivier, lequel à toute sa route saillit hors, le glaive au poing, et courut, avisé de ce qu’il et les siens devoient faire, sur les Anglois et Navarrois fièrement. Là eut dur encontre, tant d’un côté comme d’autre, et y eut maint homme renversé par terre, mort, navré, pris et rescous. Finablement messire Olivier du Guesclin fut pris et fiancé prisonnier d’un écuyer Navarrois, appelé Jean le Coq, appert homme d’armes, et fut tiré dedans Cherbourg, et fina l’escarmouche plus au dommage des François

  1. Ce n’est pas un de ses frères, mais son fils D. Juan, que le roi Henri envoya contre le roi de Navarre, qui de son côté avait engagé quelques capitaines des compagnies. Ayala cite parmi ces derniers l’Anglais Thomas Trivet et le Gascon Perducas de Labret. L’infant D. Juan rentra au mois de novembre en Castille, après avoir ravagé les environs de Pampelune et avoir saisi quelques places frontières de la Navarre.