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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

à Dieu et au monde, et que ce n’étoit pas sa coulpe qu’elle étoit partie de lui, car il ne lui vouloit que tout amour et bonne loyauté, telle qu’on doit tenir en mariage. Avec ces lettres, que le dit messire Hue fit écrire par le roi d’Angleterre au pape et aux cardinaux, en lui escripvant ainsi comme vous avez ouï, et encore par plusieurs subtiles voies qui ci ne peuvent mie être toutes décrites, il envoya grand or et grand argent à plusieurs cardinaux et prélats, les plus secrets et les plus prochains du pape, et aussi messagers sages et avisés et bien idoines et taillés de faire ce message ; et mena tellement le pape par ses dons et par ses fallaces qu’ils contournèrent du tout la roine d’Angleterre et condamnèrent en son tort, et mirent le roi d’Angleterre et son conseil à son droit ; et escripst le pape, par le conseil d’aucuns cardinaux qui étoient de l’accord du dessus dit Despensier, au roi Charles de France, que, sur peine d’excommuniement, il renvoyât sa sœur la reine Isabelle en Angleterre devers son mari le roi.

Ces lettres vues et apportées devers le roi de France et par si espécial messager que par l’évêque de Xaintes en Poitou[1] que le pape y envoyoit en légation, le roi fut durement ému sur sa sœur, et dit qu’il ne la vouloit plus soutenir à l’encontre de l’église ; et fit dire à sa sœur, car jà de grand temps ne parloit-il point à li, qu’elle vuidât tôt et hâtivement son royaume, ou il l’en feroit vuider à honte.


CHAPITRE XII.


Comment la roine d’Angleterre se partit de nuit secrètement de Paris, elle et sa route, pour peur qu’elle ne fût prise de son frère et renvoyée en Angleterre ; et s’en alla en l’Empire.


Quand la roine ouït ces nouvelles, si fut plus déconfortée et ébahie que devant, car elle se voyoit entre pieds, et toute arrière du confort et aide qu’elle cuidoit avoir du roi Charles son frère. Si ne sut que dire ni quel conseil prendre, car jà l’éloignoient ceux de France par le commandement du roi, et n’avoit à aucuns conseil ni recours, fors à son cher cousin messire Robert d’Artois tant seulement. Mais cil secrètement la conseilloit et confortoit de ce qu’il pouvoit, et non à vue, car autrement ne l’osoit faire, pour le roi qui défense y avoit mise et en quel haine et malivolence la roine étoit enchue, dont moult lui ennuyoit ; et savoit bien que, par mal et par envie, elle étoit ainsi déchassée. Si étoit ce messire Robert d’Artois si bien du roi qu’il vouloit ; mais il ne lui en osoit parler, car il avoit ouï dire au roi et jurer que, à celui qui lui en parleroit, quelqu’il fut, il lui ôteroit sa terre et le banniroit de son royaume. Si entendit-il secrètement que le roi étoit en volonté de faire prendre sa sœur, son fils, le comte de Kent et messire Roger de Mortimer et de eux remettre ès mains du roi d’Angleterre et du dit Despensier ; et ainsi le vint-il dire de nuit à la roine d’Angleterre, et l’avisa du péril où elle étoit.

Adonc fut la dame moult ébahie, et requit tout en pleurant conseil à monseigneur Robert d’Artois quelle chose elle en pourroît faire, ni où se traire à garant ni à conseil. « En nom Dieu, dit messire Robert, le royaume vous loué-je bien vuider, et traire devers l’Empire : là il y a plusieurs grands seigneurs qui bien aider vous pourroient, et par espécial, le comte Guillaume de Hainaut et messire Jean de Hainaut son frère. Ces deux sont grands seigneurs, prud’hommes et loyaux, craints et redoutés de leurs ennemis, aimés de leurs amis, et pourvus de grand sens et de parfaite honneur ; et crois bien que en eux vous trouverez toute adresse de bon conseil ; car autrement ils ne le voudroient ni sauroient faire. »

La dame s’arrêta sur cet avis, et se réconforta un petit à la parole et prière monseigneur Robert d’Artois ; et fit appareiller toutes ses besognes, et payer et délivrer aux hôtes, le plus coyement et bellement qu’elle put ; et partit de Paris, et son jeune fils avec elle, et le comte de Kent et leur suite, et s’acheminèrent devers Hainaut. Et fit tant la roine d’Angleterre par ses journées qu’elle vint en Cambresis. Quand elle se trouva en l’Empire, si fut un peu plus assurée que devant ; et passa parmi Cambresis, et entra en Ostrevant et en Hainaut, et vint loger à Buignicourt[2] en l’hôtel d’un chevalier qui s’appeloit le sire d’Aubrecicourt[3] ; et la reçut adonc le cheva-

  1. Thibaud de Châtillon occupait alors ce siège. Pour parler exactement, Froissart auroit dû dire, Saintes en Saintonge ; mais il lui arrive quelquefois d’agrandir une province aux dépens des provinces voisines : on en trouvera plusieurs exemples dans le cours de son histoire.
  2. Village voisin d’Arleux, à l’est de cette ville.
  3. Les seigneurs d’Aubercicourt, que l’on trouve nommés Aubrecicourt, Aubregicourt, Aubrechicourt,