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LIVRE I. — PARTIE II.

le connétable en tant que, si ils ne rendoient la forteresse, ainsi que obligés y étoient, tout premièrement il feroit mourir leurs ôtages, et puis les contraindroit des assauts plus que ils n’eussent oncques été. Bien étoit en sa puissance du conquerre, et quand par force ils seroient conquis ils fussent tout certains que on n’en prendroit jà nul à merci que tous ne fussent morts. Ces paroles ébahirent Quatreton et les compagnons, et eurent conseil sur ce ; et regardèrent, tout considéré, que confort ne leur apparoit de nul côté, et ne voulrent mie perdre leurs ôtages : si que finablement ils se rendirent, et s’en partirent sauvement, et emportèrent tout le leur et r’eurent leurs ôtages ; ce fut raison. Si entrèrent en une nef ; si mirent leurs harnois oultre en une autre, et puis singlèrent vers Angleterre ; et le connétable de France prit la saisine de Saint-Sauveur-le-Vicomte au nom du roi de France. Adonc se départirent toutes gens d’armes, et se retrait chacun en son lieu, les ducs, les comtes et les barons ; et les Compagnies firent leur route à part eux, qui se retrairent en Bretagne et sur la rivière de Loire. Là les envoya le roi de France reposer jusques à tant qu’il orroit autres nouvelles.


CHAPITRE CCCLXXXVI.


De la chevauchée que le sire de Coucy mena en Osteriche des Compagnies.


Ces gens de Compagnies qui avoient appris à piller et à rober, et qui ne s’en savoient abstenir, firent en celle saison trop de maux en le royaume de France, tant que les plaintes en vinrent au roi. Le roi, qui volontiers eût adressé son peuple, et qui trop grand’compassion en avoit, car trop lui touchoit la destruction de son royaume, n’en savoit que faire. Or fut adonc regardé en France que le sire de Coucy[1], qui jà avoit demeuré six ans ou cinq environ hors du pays[2], et qui étoit un frisque et gentil chevalier, de grand’prudence et de grand sens, seroit remandé ; car on lui avoit ouï dire plusieurs fois que il clamoit à avoir grand droit à la duché d’Osteriche[3] par la succession de sa dame de mère qui sœur germaine avoit été du duc darzainement mort ; et cil qui pour le temps possessoit la duché d’Osteriche n’étoit que cousin germain, plus lointain assez de droit lignage que le sire de Coucy ne fut. Si fut proposé au conseil du roi de France, que le sire de Coucy se aideroit trop bien de ces Compagnies, et en feroit son fait en Osteriche, et en délivreroit le royaume de France[4]. Adonc fut remandé le gentil sire de Coucy, messire Enguerrand, qui s’étoit tenu en Lombardie un grand temps, et depuis sur la terre du patrimoine de saint Pierre, et avoit fait guerre pour la cause de l’Église aux seigneurs de Milan et aux autres, aussi aux Florentins et aux Pisans ; et si vaillamment s’y étoit porté que il en avoit grandement la grâce et la renommée du saint père, le pape Grégoire onzième.

Quand il fut revenu en France premièrement devers le roi, on lui fit grand’fête ; et le vit le roi moult volontiers, et lui demanda des nouvelles. Il l’en dit assez. Depuis revint le sire de Coucy en sa terre, et trouva madame sa femme, la fille du roi d’Angleterre, à Saint-Gobain. Si se firent grands reconnoissances ensemble ; ce fut raison ; car ils ne s’étoient depuis grand temps vus. Ainsi petit à petit se racointa le sire de Coucy en France, et se tint dalez le roi, qui le véoit moult volontiers. Adonc lui fut demandé couvertement, du seigneur de la Rivière et Nicolas le Mercier qui étoient instruits quant que le roi pouvoit faire, si il voudroit point se charger ni ensonnier de ces Bretons et des Compagnies pour mener en Osteriche. Il répondit qu’il en auroit avis. Si s’en conseilla à ses amis, et le plus en soi-

  1. Enguerrand VII, sire de Coucy, était fils d’Enguerrand VI et de Catherine d’Autriche, fille du duc Léopold. Enguerrand VII fut un des otages donnés en 1360 aux Anglais, par suite du traité pour la délivrance du roi Jean. Édouard, qui voulut se l’attacher, lui donna en mariage sa fille Isabelle, à laquelle il accorda pour dot la baronnie de Bedford avec d’autres terres.
  2. Au moment où la guerre se ralluma, en 1368, entre la France et l’Angleterre, Enguerrand de Coucy, qui se trouvait à la fois allié et vassal du roi de France, et vassal et gendre du roi d’Angleterre, ne crut pouvoir prendre les armes pour aucun des deux, et passa en Italie où il servit les papes Urbain V et Grégoire XI contre les Visconti.
  3. Enguerrand VII réclamait seulement la dot de Catherine, sa mère, fille aînée de Léopold, vaincu à Morgarten. Cette dot consistait en biens alodiaux situés dans l’Alsace, le Brisgau et l’Argovie.
  4. Depuis la trêve conclue entre l’Angleterre et la France, les bandes ou routiers du fameux partisan Arnaud de Cervole, dit l’Archiprêtre, dévastaient les provinces de France.