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LIVRE I. — PARTIE II.

et frétilloit tellement de joie qu’il sembloit qu’il n’y dût jamais venir à temps. Et passèrent outre l’abbaye de Liques, et prirent droitement le chemin que les Anglois tenoient. Si vinrent à un bosquet dessus Liques, et là s’arrêtèrent et ressanglèrent leurs chevaux, et firent en ce dit bosquet une embûche de trois cents lances, desquelles messire Hue de Châtillon étoit chef ; et fut ordonné le comte de Saint-Pol à courir à cent lances, chevaliers et écuyers avec lui. Assez près de là, au long d’une haie, étoient descendus les Anglois, et avoient ressanglé leurs chevaux ; et fut ordonné messire Jean de Harleston à courir atout vingt-cinq lances pour ouvrir l’embuche des François, et se partit, et sa route avec lui. Et l’avoient bien le sire de Gommignies et messire Gaultier d’Éverues, au département, avisé que, si il venoit sur les coureurs des François que il se fit chasser ; et de ce se tenoit_il pour tout informé. Ainsi chevaucha messire Jean de Harleston, et vint sur le comte de Saint-Pol et sa route qui étoient tous bien montés. Sitôt que les Anglois furent venus jusques à eux, ils firent leur montre ; et tantôt se mirent au retour pour venir revenir à leurs compagnons qui les attendoient au long de là haie en très bonne ordonnance et tout à pied, leurs archers devant eux. Quand le comte de Saint-Pol les vit fuir, il fut un petit trop aigre d’eux poursuivir, et férit cheval des éperons, la lance au poing, et dit : « Avant ! avant ! ils ne nous peuvent échapper. » Lors vissiez dérouter ces François et mettre en chasse après ces Anglois, et les chassèrent jusques au pas de la haie. Quand les Anglois furent là venus ils s’arrêtèrent ; et aussi firent le comte de Saint-Pol et sa route ; car ils furent recueillis de ces gens et de ces archers qui commencèrent à traire à effort et à navrer chevaux et à abattre chevaliers et écuyers. Là eut un petit de bon estour ; mais tantôt il fut passé, car le comte de Saint-Pol et cils qui avec lui étoient n’eurent point de durée à ces Anglois. Si fut le dit comte pris d’un écuyer de la duché de Guerles ; et en celle route le sire de Poix, le sire de Clary, messire Guillaume de Nielle, messire Charles de Châtillon, messire Honneaux d’Avaines, le sire de Chepoy, le châtellain de Viannais, messire Henri des Isles et Jean son frère, messire Gauvain de Bailleul et plus de soixante bons prisonniers, chevaliers et écuyers.

Droitement sur le point de cette déconfiture evvous venu, en frappant des éperons monseigneur Hue de Chastillon et sa bannière ; et étoient bien trois cents lances ; et chevauchèrent jusques au pas de la haye où les autres avoient combattu ; et encore en y avoit qui se combattoient. Quand le sire de Chastillon vit la manière que le comte de Saint-Pol et sa route étoient rués jus, si n’eut mie désir ni volonté d’arrêter, mais férit cheval des éperons et se partit et sa bannière. Les autres par droit d’armes ne eurent point de blâme si ils le suivirent, quand c’étoit leur sire et leur capitaine. Ainsi se départirent de là trois cents hommes, tous bien montés et taillés de faire une bonne besogne et de rescouvre la journée et le jeune comte de Saint-Pol, auquel cette aventure fut moult dure, et à tous les bons chevaliers qui avec lui furent pris.

Sachez que au commencement, quand les Anglois virent venir sur eux celle grosse route, tous bien montés et appareillés de faire un grand fait, ils ne furent mie bien asségurés de leurs prisonniers ni d’eux-mêmes ; mais quand ils les virent partir et montrer leurs talons ils furent grandement reconfortés, et n’eurent nulle volonté adonc de chasser ceux qui fuyoient ; mais montèrent à cheval et firent monter leurs prisonniers, et tantôt fut nuit ; Si retournèrent ce soir en la garnison d’Ardre, et se tinrent tout aises et tout joyeux de ce qu’ils eurent. Ce propre soir, après souper, acheta le sire de Gommignies le comte de Saint-Pol à son maître qui pris l’avoit, et l’en fit fin de dix mille francs. Ainsi fut le comte de Saint-Pol prisonnier au seigneur de Gommignies. À lendemain chacun des capitaines retourna où il devoit aller, messire Jean de Harleston à Guines et messire Gautier d’Éverues à Calais, et leurs gens ; et emmenèrent leurs prisonniers et tout leur butin.

Ces nouvelles s’espardirent jusques en Angleterre et vinrent jusques au roi ; et lui fut dit que son chevalier, le sire de Gommignies, eu sur un jour rencontre et bataille aux François, et si bien s’y étoit porté que il et ses compagnons avoient déconfit les François, et tenoit le comte de Saint-Pol à prisonnier. De ces nouvelles fut grandement réjoui le roi d’Angleterre, et tint ce fait à grand’prouesse ; et manda par ses lettres et par un sien écuyer au seigneur de