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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tant soit noble ni de grand’affaire, qui l’ose courroucer ni dédire de tout ce qu’il veut faire. Avec tout ce, il me fut dit en grande espécialité d’un homme qui cuide assez savoir des conseils et traités du roi mon mari et du dit Hue le Despensier, que on avoit grand’envie sur moi, et que si je demeurois au pays guères de temps, le roi, par mauvaise et fausse information, me feroit mourir ou languir à honte. Si ne l’ai-je mie desservi, ni ne le voudrois faire nullement ; car oncques envers lui je ne pensai ni ne fis chose qui fût à reprendre. Et quand je ouïs ces dures nouvelles et si périlleuses sur moi, et sans raison, je m’avisai pour le mieux que je partirois d’Angleterre, et vous viendrons voir et montrer féalement, comme à mon seigneur et beau frère, l’aventure et le péril où j’ai été. Aussi le comte de Kent, que là voyez, qui est frère du roi mon mari, est en autel[1] parti de haine comme je suis, et tout par l’émouvement et ennortement faux de ce Hue le Despensier. Si m’en suis ci enfuie, comme femme égarée et déconseillée, devers vous pour avoir conseil et confort de ces besognes ; car si Dieu premièrement et vous n’y remédiez, je ne me sais vers qui traire[2] »


CHAPITRE VIII.


Comment le noble roi Charles conforta sa sœur, et comment elle acquit l’amitié de plusieurs grands seigneurs qui lui promirent à la ramener en Angleterre.


Quand le noble roi Charles de France eut ouï sa sœur ainsi lamenter, et qui de cœur et en plorant lui montroit sa besogne, et pourquoi elle étoit venue en France, si en eut grand’pitié, et lui dit : « Ma belle sœur, appaisez vous et vous confortez, car, foi que je dois à Dieu et à monseigneur saint Denis, j’y pourvoirai de remède. » Adonc la dame s’agenouilla, voulut ou non le roi, tout bas à terre et lui dit : « Mon très cher seigneur et beau frère, Dieu vous en veuille ouïr ! » Lors la prit le roi entre ses bras et la mena en une autre chambre plus avant, qui étoit toute parée et ordonnée pour li et pour le jeune Édouard son fils, et là la laissa.

Ainsi fut la noble roine d’Angleterre reçue et bien venue à ce premier jour du roi Charles de France son frère ; et lui fit délivrer le roi, par la Chambre aux Deniers, tout ce qui à la roine étoit nécessaire pour li et son état.

Depuis ne demeura guères que, sur cet état que vous avez ouï, Charles le roi de France assembla plusieurs grands seigneurs et barons du royaume de France, pour avoir conseil et bon avis comment on ordonneroit de la besogne de la roine sa sœur, à qui il avait promis confort et aide, et tenir lui vouloit. Dont fut ainsi conseillé au roi, et pour le mieux, que il laissât madame sa sœur acquérir et pourchasser amis et confortans au royaume de France, et se feignît de cette emprise ; car d’émouvoir guerre au roi d’Angleterre, et de mettre en haine les deux royaumes qui étoient en paix, ce n’étoit pas chose qui fût appartenante ; mais couvertement et secrètement l’aidât et confortât, tant d’or que d’argent, car cest le métal par quoi on acquiert l’amour des gentils hommes et des povres bacheliers, À ce conseil et avis s’accorda le roi, et le fit dire ainsi tout coyement à la roine d’Angleterre sa sœur par monseigneur Robert d’Artois, qui lors étoit l’un des plus grands de France.

Sur ce, la bonne roine toute réjouie et confortée persévéra et se pourvéy d’acquérir amis parmi le royaume de France. Les aucuns prioit : aux autres promettoit ou donnoit or, argent ou joyaux ; et tant, qu’il y eut moult de grands seigneurs et de jeunes chevaliers et écuyers qui tous lui accordèrent confort et aide et alliance pour la remener en Angleterre, et de force, malgré tous ses ennemis, pour l’honneur du roi leur seigneur.

    assez bien l’époque. Un jour qu’il était à dîner dans la salle de Westminster, une femme pénètre à cheval dans la salle du festin ; elle était vêtue comme les ménestrels, et après avoir fait, à leur manière, le tour de la table, elle présenta une lettre au roi, tourna bride et partit. On blâma les concierges de l’avoir admise, mais ils alléguèrent que le roi n’était pas habitué à refuser aux ménestrels l’entrée de ses fêtes ; on alla à sa poursuite et on l’attrapa. Elle avoua qu’elle avait été envoyée par un chevalier. Ce chevalier, questionné, déclara qu’il avait employé ce moyen pour démontrer au roi qu’il négligeait les chevaliers qui avaient servi lui et son père avec tant de fidélité, tandis qu’il comblait de ses dons ceux qui n’avaient essuyé aucune fatigue pour lui. Ce que les chroniques du temps reprochent surtout à Édouard, c’est de trop négliger ses nobles pour s’occuper des agriculteurs et des moines.

  1. Semblable.
  2. Il est assez vraisemblable qu’Isabelle se plaignit des Spensers au roi son frère ; mais elle ne put lui dire qu’elle s’était enfuie d’Angleterre, puisque Charles-le-Bel ne pouvait ignorer qu’elle était partie du contentement d’Édouard et munie de pouvoirs pour traiter de la paix.