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LIVRE I. — PARTIE II.

n’en purent pas la tierce partie remettre en la cité de Bordeaux, tant par les chevaux qui leur faillirent que pour les détroits des montagnes où ils ne pouvoient passer ; et si leur moururent plusieurs chevaliers et écuyers de froidure et de povreté qu’ils prinrent en l’hiver sur le chemin ; car il fut le Noël passé ainçois que ils rentrassent en la cité de Bordeaux ; et en y eut encore des bons chevaliers qui y conçurent des maladies de quoi ils moururent depuis, et par espécial le connétable de leur ost, le sire Despensier, qui fut moult plaint et moult regretté de tous ses amis, car ce fut un gentil cœur et vaillant chevalier, large, courtois. Dieu lui fasse bonne mercy !

Ainsi fut traite cette grande chevauchée à fin. Et rentra aussi en la cité de Toulouse, auques en ce temps, le duc d’Anjou, et le connétable de France avec lui ; dont se départirent toutes gens d’armes ; mais le duc d’Anjou disoit à leur département aux chefs des seigneurs, que tantôt à la Pâque ils retournassent devers lui, car il voudroit faire sa chevauchée moult grande et moult étoffée, aussi bien que le duc de Lancastre avoit fait la sienne, en la haute Gascogne ; et tous lui avoient en convent que ils feroient ce qu’il lui plairoit. Si se tinrent les deux légats de-lez lui et de-lez le connétable, qui souvent alloient de l’un à l’autre, en instance de ce que volontiers ils eussent amené ces parties à ce que accord ou répit se fût pris entre les François et les Anglois ; et n’avoient point trouvé, en devant ce que ils fussent venus à Bordeaux, le duc de Lancastre en si bon parti pour y entendre que ils le trouvèrent. Mais de premier, quand les légats vinrent devers lui à Bordeaux, il se excusa moult bellement, que bonnement il n’y pouvoit encore entendre ni donner réponse où on se pût en rien confier, jusques à tant que il auroit tout l’état signifié à son seigneur de père. Si ne furent mie ces choses sitôt faites ; mais tout l’hiver et le carême jusques au mai, le duc d’Anjou fit faire ses pourvéances grandes et grosses, et dit que il vouloit aller en la haute Gascogne voir aucuns rebelles à lui qui étoient des arrières fiefs de Gascogne et qui ne vouloient obéir au roi de France. Aussi n’avoient-ils fait au prince ; et fut le prince, du temps qu’il se tenoit en Aquitaine, trop de fois tenté pour faire à ces seigneurs de la haute Gascogne guerre ; et l’eût fait, la saison que il en alla en Espaigne, si le voyage ne lui eut brisé ; et depuis de plus en plus il eut tant à faire que il n’y put entendre. Et vouloit le comte de Foix ses gens porter et tenir francs ; et disoit que le droit en appartenoit à lui, non au roi de France ni au roi d’Angleterre.


CHAPITRE CCCLXXVIII.


Comment le duc d’Anjou hostoya en la haute Gascogne.


Tantôt après Pâques[1] revinrent devers le duc d’Anjou toutes manières de gens d’armes, de France, de Bourgogne, de Bretagne, d’Anjou, de Poitou et du Maine ; et étoit le mandement du duc assigné en la ville et cité de Pierregort. Si vinrent là tous cils qui mandés et escripts en furent ; et par espécial y eut bien mille lances de purs Bretons. Quand ils furent tous assemblés, ils se trouvèrent dix mille hommes d’armes et trente mille hommes de pied sans les Gennevois arbalétriers où il en y avoit bien mille cinq cents. Là étoient, avec le connétable de France, le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Laval, le sire de Beaumanoir, messire Jean d’Ermignac, le comte de Pierregort, le comte de Comminges, le sire de La Breth, le vicomte d’Escarmaing, le comte de Laille, le Dauphin d’Auvergne, le sire de La Barde, messire Bertran de Taride et tant de seigneurs que je ne les aurois jamais tous nommés. Et quand ils se départirent de Pierregort ils chevauchèrent en grand arroy et puissant ; et trembloient toutes gens devant eux ; et disoit-on communément par toute Gascogne que le duc d’Anjou alloit mettre le siége devant Bayonne. Si vinrent tout premièrement devant une ville que on clame Saint-Silvier[2] : si en est un abbé sire. Si se arrêtèrent pardevant le duc d’Anjou et toutes ses gens ; et firent grand semblant de assaillir et dresser grands engins, car ils en menoient foison avec eux. L’abbé de Saint-Silvier, qui étoit sage homme, se humilia grandement devers le

  1. Pâques tomba cette année le 2 avril.
  2. Saint-Sever. Il y avait dans ce pays deux abbayes de ce nom, l’une au diocèse d’Aire, sur l’Adour, l’autre au diocèse de Tarbes, appelée St.-Sever de Rustan, plus rapprochée que la première de Mont-de-Marsan, où l’armée alla ensuite. Il paraît que le duc d’Anjou n’était pas présent à la plupart de ces expéditions, et que le connétable commandait seul l’armée.