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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

l’ont perdu. Donc, cher sire, si vous avez eu bon conseil et cru, si le créez encore. » — « Par ma foi, dit le roi, sire de Cliçon, je n’en pense jà à issir ni à mettre ma chevalerie ni mon royaume en péril d’être perdus pour un peu de plat pays ; et de ci en avant je vous recharge, avec mon connétable, tout le fait de mon royaume, car votre opinion me semble bonne. Et vous, qu’en diriez-vous, mon frère d’Anjou ? » — « Par ma foi, répondit le duc d’Anjou, qui vous conseilleroit autrement ne le feroit pas loyaument ; nous guerroierons toujours les Anglois, ainsi que nous avons commencé : quand ils nous cuideront trouver en une partie du royaume, nous serons à l’autre, et leur toldrons toujours à notre avantage ce petit que ils y tiennent. Je pense si bien à exploiter, parmi l’aide de ces deux compagnons que je vois là, que ès marches d’Aquitaine et de la haute Gascogne, dedans brief terme, on pourra bien compter que ils y tiennent peu de chose. »

De ces paroles fut le roi tout réjoui, et demeurèrent sur cel état à non combattre les Anglois, fors par la manière que ils eurent devisé. Après ce conseil se départirent du roi, de Paris, le connétable, messire Olivier de Cliçon et bien cinq cents lances, et chevauchèrent vers Troyes ; car les Anglois alloient ce chemin et avoient passé et repassé à leur aise la rivière de Marne ; et quand ils trouvoient un pont deffait, sur quelque rivière que fût, ils avoient avec eux ouvriers et charpentiers qui tantôt en avoient un ouvré et charpenté, mais que ils eussent le bois ; et on leur amenoit devant eux ; car ils avoient gens de tous offices amenés avec eux d’Angleterre. Si furent les deux ducs et leurs routes devant la ville de Vertus, et devant Espernay ; et rançonnèrent à vivres tout ce pays de là environ ; et trouvèrent grand pillage et grand profit sur celle belle rivière de Marne, dont ils étoient tout seigneurs et maîtres, car nul ne leur alloit au-devant. Si montèrent tout contremont vers Châlons en Champagne ; mais point ne l’approchèrent de trop près, et prirent le chemin de Troyes. En la cité de Troyes étoient jà venus le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le connétable, le sire de Cliçon et leurs routes où bien avoient douze cents lances. Si se tenoient là en garnison, en attendant les Anglois qui ardoient et détruisoient tout le pays d’environ.


CHAPITRE CCCLXXV.


Comment le comte Jean de Pennebroch et messire Guichard d’Angle furent délivrés de leur prison du roi d’Espaigne.


En ce temps se fit la délivrance du comte Jean de Pennebroch qui étoit ès dangers et en la prison du roi Henry de Castille, lequel fut pris sur mer devant La Rochelle, ainsi que vous avez ouy recorder, et laquelle délivrance se fit par moyen tel que je vous dirai. Messire Bertran de Claiquin, connétable de France, tenoit une terre en Castille du don le roi Henry en récompensant les beaux services qu’il lui avoit faits, laquelle terre est appelée Sorie, et valoit par an au dit connétable bien dix mille francs ; sique il fut traité que messire Bertran rendit au roi Henry la dite terre de Sorie pour le corps du comte de Pennebroch ; et le comte de Pennebroch se rançonna envers le connétable à six vingt mille francs, et payer tout à une fois ; et en furent les Lombards de Bruges plèges. Or furent cils traités et ces marchés trop sagement faits et demenés des gens le dit comte, ainsi qu’il apparut ; vous orrez comment. Ils ne devoient rien payer, si auroient les gens du connétable remis le corps du comte sain et en bon point, sans nul péril, en la ville de Calais. Si se départit le dit comte sur cel état d’Espaigne, et passa parmi Navarre, et entra au royaume de France, et chevaucha avec ses gens tout parmi, sur le conduit du connétable. Si avint que, en chevauchant, une très grand’maladie le prit ; et toudis alloit avant, mais il le convenoit porter en litière. Tant alla, et si la maladie le demena, que il le convint arrêter et aliter en la cité d’Arras et là mourut. Et demeura du comte de Pennebroch et de madame Anne sa femme, qui fille avoit été de messire Gautier de Mauny, un beau fils qui adonc avoit bien deux ans. Ainsi perdit monseigneur Bertran son prisonnier et sa rançon, et les hoirs du comte et ses plèges en furent quittes.

En ce temps se refit un autre traité et parçon de terre et d’un prisonnier, ce gentil chevalier monseigneur Guichart d’Angle, entre le roi Henry dessus nommé et monseigneur Olivier de Mauny, neveu du connétable de France. Le roi avoit donné au dit monseigneur Olivier une terre en Castille que on appelle Grète, qui bien valoit quatre mille francs par an. Cil messire Olivier étoit à marier. Si avisa en France un