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LIVRE I. — PARTIE II.

lez et les têtes de l’autre ; de quoi vraiment tout considéré ce fut grandpitié, quand pour l’opinion d’eux deux, huit gentils hommes furent ainsi morts ; et depuis en furent moult courroucés et l’une partie et l’autre.


CHAPITRE CCCLXXIV.


Des consaulx que le roi de France tint en Paris sur la guerre aux Anglois.


Assez tôt après ce cruel fait accompli, de quoi toutes manières de gens qui en ouyrent parler eurent pitié et compassion, le siége se deffît de devant Derval ; et se trairent devers France toutes manières de gens d’armes avec le duc d’Anjou et le connétable ; car ils avoient entendu que le duc de Lancastre et le duc Jean de Bretagne y chevauchoient efforcément et étoient jà sur la rivière de Marne. Si exploitèrent tant les capitaines que ils vinrent à Paris devers le roi qui les reçut à grand’joye ; et fut durement réjouy de la venue du connétable, car il avoit en lui très grand’fiance. En ce temps étoit retourné à Paris le sire de Cliçon, car le roi l’avoit mandé pour avoir collation, devant lui présent et tous ses frères qui tous trois étoient à Paris et le connétable, sur l’état des Anglois, si on les combattroit ou non ; car plusieurs barons et chevaliers du royaume de France et consaulx des bonnes villes murmuroient l’un à l’autre et disoient en public : que c’étoit chose inconvéniente et grand vitupère pour les nobles du royaume de France, où tant a de barons, chevaliers et écuyers, et de quoi la puissance est si renommée, quand ils laissoient ainsi passer les Anglois à leur aise et point ne s’étoient combattus, et que de ce blâme ils étoient vitupérés par tout le monde.

Quand tous ces seigneurs les plus espéciaux du conseil du roi furent assemblés, ils se mirent en une chambre ; et là ouvrit le roi sa parole sur l’état dessus dit, et pria moult doucement que il en fût loyaument conseillé, et voult de chacun ouïr l’entente autour, et quelle raison il y mettoit du combattre ou non combattre. Premièrement le connétable en fut prié du dire, et demandé qu’il en voulsist dire à son avis le meilleur qui en étoit à faire, pour tant que il avoit été en de plus grosses besognes arrêtées contre les Anglois. Moult longuement s’excusa et n’en vouloit répondre, si avoient les seigneurs répondu et parlé qui là étoient, le duc d’Anjou, le duc de Berri, le duc de Bourgogne et le comte d’Alençon. Nonobstant ces excusances il fut tant pressé qu’il le convint parler. Si parla par l’assentement d’eux tous, ainsi que bien sçut dire au commencement de son langage, et dit au roi : « Sire, tous cils qui parolent de combattre les Anglois ne regardent mie le péril où ils en peuvent venir. Non que je die que ils ne soient combattus, mais je veuil que ce soit à notre avantage, ainsi que bien le savent faire quand il leur touche, et l’ont plusieurs fois eu à Poitiers, à Crécy, en Gascogne, en Bretagne, en Bourgogne, en France, en Picardie et en Normandie. Lesquelles victoires ont trop grandement adommagé votre royaume et les nobles qui y sont, et les ont tant enorgueillis que ils ne prisent autant nulle nation que la leur, par les grands rançons que ils ont prises et eues, de quoi ils sont enrichis et enhardis. Et veci mon compagnon, le seigneur de Cliçon qui plus naturellement en pourroit parler que je ne fasse, car il a été avec eux nourri d’enfance ; si connoît mieux leurs conditions et leurs manières que nul de nous : si le prie, si ce soit votre plaisir, cher sire, que il me veuille aider à parfournir ma parole. » Adonc regarda le roi sur le seigneur de Cliçon, et lui pria doucement en grand amour, pour mieux complaire à monseigneur Bertran, que il en voulsist dire son entente. Le sire de Cliçon ne fut mie ébahi de parler, et dit que il le feroit volontiers, et porta grand’couleur au connétable, en disant que il conseilloit le roi moult loyaument, et tantôt mit la raison pourquoi : « À Dieu le veut, mes seigneurs ! Anglois sont si grands d’eux-mêmes, et ont eu tant de belles journées que il leur est avis que ils ne puissent perdre ; et en bataille ce sont les plus confortés gens du monde ; car plus voient grand effusion de sang, soit des leurs ou leurs ennemis, tant sont ils plus chauds et plus arrêtés de combattre ; et disent que jà cette fortune ne mourra, tant que leur roi vive : si que, tout considéré, de mon petit avis, je ne conseille pas que on les combatte, si ils ne sont pris à meschef, ainsi que on doit prendre son ennemi. Je regarde que les besognes de France sont maintenant en grand état, et que ce que les Anglois y ont tenu par subtilement guerroyer, ils