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LIVRE I. — PARTIE I.

Ainsi la dame se pourvey sagement, et prit voie de venir en pèlerinage à Saint-Thomas de Cantorbie, et elle s’en vint à Vincelsée, et là, de nuit, entra en une nef appareillée pour li et son fils et le comte Aymon de Kent, et messire Roger de Mortimer ; et en une autre nef mirent leurs pourvéances, et eurent vent à souhait, et furent lendemain, devant prime[1], au hâvre de Boulogne.

Quand la roine Isabelle fut arrivée à Boulogne[2], ainsi comme vous oïez, et son fils, et le comte de Kent son serourge, le capitaine de la ville et l’abbé et les bourgeois vinrent contre li, et la recueillirent moult liement, et la menèrent en la ville, et la logèrent en l’abbaye, et toute sa route ; et y fut deux jours. Au tiers jour elle s’en partit et se mit à voie ; et tant chemina par ses journées que elle s’en vint à Paris. Le roi Charles son frère, qui étoit informé de sa venue, envoya contre li des plus grands de son royaume qui adonc étoient de-lez lui : monseigneur Robert d’Artois, monseigneur de Coucy[3], monseigneur de Sully[4] et le seigneur de Roye[5] et plusieurs autres, qui honorablement l’amenèrent en la cité de Paris et devers le roi de France.


CHAPITRE VII.


Comment le roi de France reçut honorablement sa sœur la roine d’Angleterre ; et comment elle lui conta la cause de sa venue.


Quand le roi vit sa sœur, que grand temps n’avoit vue, et elle dut entrer en sa chambre, il vint contre elle, et la prinst par la main, et la baisa, et dit : « Bien venez, ma belle sœur et mon beau neveu[6] ». Lors les prit tous deux et les mena avant. La dame qui pas n’avoit trop grand’joie, fors de ce qu’elle se trouvoit de-lez le roi son frère, s’étoit jà voulu agenouiller par trois ou par quatre fois au pied du roi son frère ; mais le roi ne lui souffroit, et la tenoit toujours par la main droite, et lui demandoit moult doucement de son état et de son affaire ; et la dame lui en répondoit très sagement. Et tant furent les paroles menées qu’elle lui dit : « Monseigneur, ce nous va, moi et mon fils, votre beau neveu, assez petitement ; car le roi d’Angleterre mon mari m’a prise en trop grand’haine, et si ne sais pourquoi, et tout par l’ennortement d’un chevalier qui s’appelle Hue le Despensier. Ce chevalier a tellement attrait monseigneur à soi et à sa volonté, que tout ce qu’il veut dire et faire, il est ; et jà ont comparé plusieurs hauts barons d’Angleterre et seigneurs sa mauvaiseté[7], car il en fit sur un jour prendre, et par le commandement du roi, sans droit et sans cause, décoler jusques à vingt-deux, et par espécial le bon comte Thomas de Lancastre ; de quoi, monseigneur, ce fut trop grand dommage, car il étoit prud’homme et loyal et plein de bon conseil ; et n’est nul en Angleterre,

    mari, pour négocier la paix entre les deux royaumes ; elle n’emmena point avec elle le jeune Édouard son fils, et négocia si heureusement en France qu’elle fit conclure un traité, en date du 31 mai 1325, par lequel Édouard devait venir rendre hommage à Charles-le-Bel dans un terme très court. Mais Spenser l’ayant détourné de faire le voyage, il céda à son fils le comté de Ponthieu et la Guyenne, et le fit partir le 12 septembre de la même année, pour porter au roi de France l’hommage de ces seigneuries. Elle ne fut point accompagnée par le comte de Kent et par Roger de Mortimer : le premier était en France dès le commencement de l’année 1324, le second s’était échappé de la Tour de Londres, où il était détenu prisonnier, vers la fin de juillet ou les premiers jours d’août 1323, et avait quitté l’Angleterre pour passer en France, au plus tard, le 14 novembre de la même année.

  1. Froissart a généralement adopté pour la désignation des heures de la journée, la méthode de division ecclésiastique de prime, tierce, none et vêpres. Prime répond à la sixième heure du malin ; c’est la première de la journée. Tierce paraît marquer le temps intermédiaire entre le matin et l’heure de midi, qu’il exprime ou par le mot midi ou par celui de none. Ensuite vient vêpres ou la vêprée, après laquelle il compte encore le minuit. Quelquefois il ajoute à ces diverses divisions les épithètes de basse ou de haute. Il dit encore à l’aube crevant pour signifier que l’aube du jour ne fait que commencer à poindre ; au soleil resconsant ou esconsant, pour exprimer le coucher du soleil ; à la relevée, pour le temps qui suit l’heure de midi ; à la remontée, qui semble synonyme de la vêprée pour le soir, le temps auquel le jour approche de son déclin.
  2. L’église de Notre-Dame de Boulogne, après avoir été long-temps gouvernée par un évêque, fut réunie dans le septième siècle, à l’évêché de Thérouenne. Au commencement du douzième, Eustache III, frère de Godefroy de Bouillon à son retour de la Terre-Sainte, fit embrasser la règle de saint Augustin aux chanoines de cette église qui devint alors abbatiale. Enfin, après la destruction de Thérouenne, elle fut élevée de nouveau à la dignité de ville épiscopale : ce changement arriva l’an 1566.
  3. On ignore s’il veut désigner Guillaume de Coucy ou Enguerrand VI son fils, qui vivaient tous les deux alors : ces seigneurs de Coucy descendaient des comtes de Guines.
  4. Henri IV, sire de Sully, issu de la maison des comtes de Champagne.
  5. Jean II du nom.
  6. Isabelle n’avait point amené son fils ainsi qu’on l’a remarqué ci-dessus.
  7. On avait employé pour prouver au roi le mécontentement public un moyen fort singulier, et qui représenta