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LIVRE I. — PARTIE II.

teaux ; car le duc avoit forfait sa terre. Ces paroles et ces offres des barons et des chevaliers de Bretagne plaisirent grandement au roi ; et dit que c’étoient loyales gens et bonnes gens, et qu’il demeureroit da-lez eux. Si ordonna son connétable, monseigneur Bertran, à traire de celle part, à tel charge de gens d’armes que il voudroit prendre et avoir sans nulle exception ; car il mettoit tout en sa main[1]. Le connétable obéit à l’ordonnance du roi, ce fut raison ; et se hâta de faire cette armée et chevauchée, car il touchoit, et s’en vint en la cité d’Angers. Si fit là son amas de gens d’armes. Si étoient avec lui : le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, le comte du Perche, le Dauphin d’Auvergne, le comte de Boulogne, le comte de Ventadour, le comte de Vendôme, le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Beaumanoir, le sire de Rochefort et tous les barons de Bretagne. Si se trouvèrent bien quatre mille lances, chevaliers et écuyers, et bien dix mille d’autres gens. Si chevauchèrent devant Bretagne.

Ces nouvelles vinrent au duc de Bretagne, qui se tenoit encore à Vannes, comment François et Bretons venoient sur lui pour prendre et saisir de force sa terre, et son corps aussi, et étoient bien quinze mille armures de fer ; et de toutes ces gens d’armes étoient conduiseurs et souverains le connétable et le duc de Bourbon. Avec tout ce, il avoit tout le pays d’accord, cités, villes et châteaux. Si se douta le duc grandement de soi-même que il ne fût pris et attrapé : si se départit de Vannes et s’en vint au châtel d’Auroy, à quatre lieues d’illec, et y séjourna six jours tant seulement ; et ne trouva mie en son conseil que il y demeurât plus, que on ne mît le siége devant lui ; et toutes fois il ne savoit en Bretagne plus nulle ville où il s’osât enclorre. Si laissa là une partie de ses gens, et la duchesse sa femme, en la garde d’un sien chevalier qui s’appelloit monseigneur Jean Augustin, et puis chevaucha oultre vers Saint-Mahieu de Fine Poterne. Quand il fut venu jusques à là, il cuida entrer en la ville ; mais ils se clorent contre lui, et dirent que point n’y entreroit. Quand il vit ce, si se douta plus que devant, et prit le chemin de Conckest sur la mer[2], et là entra-t-il en un vaissel, et ses gens, et singlèrent devers Angleterre ; si arriva en Cornouaille. Depuis il chevaucha tant que il vint à Windesore, où le roi se tenoit, qui lui fit grand chère quand il le vit, car il l’appeloit son fils. Le duc adonc lui recorda tout l’état de Bretagne, et comment la besogne alloit, et que, pour l’amour de lui, il avoit perdu son pays ; et l’avoient tous ses hommes relenqui, excepté messire Robert Canolle. Lors lui répondit le roi, et lui dit : « Beau-fils, ne vous doutez que vous n’ayez toujours assez, car jà je ne ferai paix, ni accord à mon adversaire de France ni aux François, que vous ne doiviez être aussi avant que je serai ; et demeurerez duc de Bretagne malgré tous vos nuisans. » Cil réconfort plaisit grandement au duc de Bretagne : si demeura da-lez le roi et le duc de Lancastre et les barons d’Angleterre qui lui firent grand solas et grand confort.

Or parlerons-nous de messire Bertran de Claiquin et des barons de France comment ils entrèrent en Bretagne efforcément, et se mirent en possession des villes et des châteaux, et obéirent tous à lui, non à monseigneur Robert Canolles qui étoit demeuré bail de Bretagne quand le duc s’en partit.

Le connétable, qui avoit la commission du roi de France de prendre et de saisir tout le pays de Bretagne, y entra efforcément à plus de quatre mille armures de fer, et tous à cheval ; et ne prit mie le chemin de Nantes premièrement, mais celui de la bonne cité de Rennes et de la Bretagne Bretonnante, pour tant qu’ils étoient et ont toudis été plus favorables au duc de Bretagne, que les François appeloient le comte de Monfort, que la Douce Bretagne. Quand les bourgeois sentirent venant sur eux le connétable et les François si efforcément, si n’eurent mie conseil d’eux clorre, mais se ouvrirent et les recueillirent doucement, et se

  1. Il paraît constant que, dès la fin de l’année précédente, après la prise de Fontenay-le-Comte et de quelques autres places de Poitou, du Guesclin était rentré en Bretagne, à la tête d’une armée formidable, et s’était avancé jusqu’au-delà de Rennes. Cette première irruption ne produisit aucun événement considérable. Elle ne servit qu’à effrayer le duc et à détacher quelques seigneurs de son parti. Du Guesclin retourna bientôt en Poitou, soit en vertu de quelques négociations avec le duc, soit qu’il y fût rappelé par ordre du roi.
  2. Ce n’est pas à Conquêt, mais à Concarneau que le duc de Bretagne s’embarqua en effet pour l’Angleterre, le 28 avril de cette même année.