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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

venir parler à lui. Le connétable lui accorda, et reporta le sauf conduit le héraut. La dame vint jusques à lui et le trouva logé sur les champs. Si lui pria que elle put avoir tant de grâce que d’aller jusques à Poitiers parler au duc de Berry. Encore lui accorda le connétable, pour l’amour de son mari monseigneur Guichart, et donna toute asségurance à li et à sa terre jusques à son retour, et fit tourner ses gens d’autre part par devers Mortemer.

Tant s’exploita la dame de Plainmartin que elle vint en la cité de Poitiers où elle trouva le duc de Berry. Si eut accès de parler à lui, car le duc la reçut moult doucement, ainsi que bien le sçut faire. La dame se voult mettre en genoux devant lui, mais il ne le voult mie consentir. La dame commença la parole, et dit ainsi : « Monseigneur, vous savez que je suis une seule femme, à point de fait ni de deffense, et veuve de vif mari, s’il plaît à Dieu, car monseigneur Guichart gît prisonnier en Espaigne ens ès dangers du roi d’Espaigne. Si vous voudrois prier en humilité que vous me fissiez telle grâce que, tant que monseigneur sera prisonnier, mon châtel, ma terre, mon corps, mes biens et mes gens puissent demeurer en paix, parmi tant que nous ne ferons point de guerre et on ne nous en fera point aussi. »

À la prière de la dame voult entendre et descendre à celle fois le duc de Berry et lui accorda légèrement. Car quoi que messire Guichart d’Angle son mari fût bon Anglois, si n’étoit-il point trop haï des François. Et fit délivrer tantôt à la dame lettres, selon sa requête, d’asségurance ; de quoi elle fut grandement reconfortée ; et les envoya, depuis qu’elle fut retournée à Châtel-Acart, quoiteusement par devers le connétable, qui bien et volontiers y obéit. Si vinrent les Bretons de celle empainte par devant Mortemer où la dame de Mortemer étoit, qui se rendit tantôt pour plus grands péril eskiver, et se mit en l’obéissance du roi de France, et toute sa terre aussi avec le chastel de Dienne.


CHAPITRE CCCLXIII.


Du siége de Becherel, et de la mort du roi David d’Escosse, et de la paix entre les rois de France et de Navarre.


En celle saison ne demeurèrent en Poitou plus de garnisons Angloises que Mortaigne sur la mer, Mespin et la Tour de la Breth, que toutes ne fussent Françoises. Voir est que la Roche sur Yon se tenoit encore, mais c’est sur les marches d’Anjou et du ressort d’Anjou.

En ce temps s’en vinrent mettre le siége les barons de Normandie et aucuns de Bretagne devant Becherel ; et là eut bien mille hommes qui s’y tinrent toute la saison, et plus d’un an, car il y avoit dedans Anglois, chevaliers et écuyers, qui trop bien en pensoient. Par devant Becherel furent faites plusieurs grands appertises d’armes, et presque tous les jours y avenoient aucunes choses. Là étoient des Normands : le maréchal de Blainville, le sire de Rivière, le sire d’Estouteville, le sire de Graville, le sire de Clère, le sire de la Hambue, le sire de Franville, le sire de Ayneval ; et de Bretagne, le sire de Léon, le sire de Dignant, le sire de Rais, le sire de Rieux, le sire de Quintin, le sire d’Avaugour et le sire d’Ancenis, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers des basses marches, qui tous s’y tenoient, pour leurs corps avancer et pour l’amour l’un de l’autre, et pour délivrer le pays des Anglois.

Or parlerons-nous du connétable comment il persévéra. Quand il eut presque tout Poitou raquitté, et partout mis gens d’armes et garnisons, il s’en retourna à Poitiers devers les ducs qui là étoient, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon. Si fut le bien venu entr’eux et à bonne cause, car il avoit en celle année grandement bien exploité pour eux. Si eurent conseil cils seigneurs et le connétable de retourner en France et de venir voir le roi Charles, et donnèrent congé à la plus grand’partie de leurs gens d’armes de raller chacun sur son lieu ou en sa garnison, jusques à tant qu’ils orroient autres nouvelles. Si se départirent ces gens d’armes ; et s’en vinrent une partie des Normands et des Bretons devant Becherel au siége que on y tenoit. Du châtel et de la garnison de Becherel étoient capitaines deux chevaliers d’Angleterre, apperts hommes d’armes malement : si les nommoit on, messire Jean Appert et messire Jean de Cornouailles. Un petit plus en sus en Cotentin se tenoit Angloise Saint-Sauveur le Vicomte ; si en étoit capitaine, de par messire Alain de Bouqueselle à qui la garnison étoit et auquel le roi d’Angleterre l’avoit donnée après la mort monseigneur Jean Chandos, Alain Quatreton, qui éloit appert homme d’armes et