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LIVRE I. — PARTIE I.


CHAPITRE III.


Comment le père au roi Édouard fut marié à la fille du beau roi Philippe de France.


Ce roi, qui fut père à ce gentil roi Édouard, avoit deux frères de remariage[1] desquels l’un étoit appelé le comte Marescaux et était de moult sauvage et diverse manière ; l’autre avoit nom messire Aymes et étoit comte de Kent : moult étoit celui prud’homme, doux et débonnaire, et bien aimé des bonnes gens. Ce roi étoit marié à la fille du beau roi Philippe de France[2], qui était une des plus belles dames du monde. Il eut de cette dame deux fils et deux filles ; desquels fils, le premier est le gentil et le preux roi Édouard d’Angleterre de qui cette histoire est commencée ; l’autre eut nom Jean d’Elthem et mourut assez jeune. L’aînée fille eut nom Isabelle[3], et fut mariée au jeune roi David, roi d’Escosse[4] fils au roi Robert Bruce ; et lui fut donnée en mariage en jeunesse par l’accord des deux royaumes d’Angleterre et d’Escosse et par paix faisant. L’autre fille[5] fut mariée au comte Regnault de Guerles, qui puis fut appelé duc de Guerles, et eut de cette dame deux fils, Regnault et Édouard, qui puis régnèrent en grand’puissance contre leurs ennemis.


CHAPITRE IV.


Pour quelle achoison la guerre mut entre le roi de France et le roi d’Angleterre.


Or, dit le conte que le beau roi Philippe de France eut trois fils avec cette belle fille Isabelle[6] qui fut mariée en Angleterre au roi Édouard dont j’ai parlé ci-dessus ; et furent ces trois fils moult beaux ; desquels l’aîné eut nom Louis, qui fut au vivant de son père, roi de Navarre, et l’appeloit-on le roi Hutin. Le second né eut nom Philippe le Long ; et le tiers eut nom Charles ; et furent tous trois rois de France après la mort du roi Philippe leur père, par droite succession, l’un après l’autre, sans avoir hoir mâle de leur corps engendré par voie de mariage. Si que, après la mort du dernier roi Charles, les douze pairs et les barons de France ne donnèrent point le royaume à la sœur qui étoit roine d’Angleterre, pourtant qu’ils vouloient dire et maintenir, et encore veulent, que le royaume de France est bien si noble qu’il ne doit mie aller à femelle, ni par conséquent au roi d’Angleterre son ains-né fils. Car, ainsi comme ils veulent dire, le fils de la femme ne peut avoir droit ni succession de par sa mère, là où sa mère n’y a point de droit : si que, par ces raisons, les douze pairs et les barons de France donnèrent, de leur commun accord, le royaume de France à monseigneur Philippe, fils jadis à monseigneur Charles de Valois, frère jadis de ce beau roi Philippe dessus dit, et en ôtèrent la roine d’Angleterre et son fils qui étoit hoir mâle et fils de la sœur du dernier roi Charles.

Ainsi alla le dit royaume hors de la droite ligne, ce semble à moult de gens ; parquoi grands guerres en sont nées et venues, et grand’destruction de gens et de pays au royaume de France et ailleurs, si comme vous pourrez ouïr ci-après ; car c’est la vraie fondation de cette histoire pour raconter les grands entreprises et les grands faits d’armes qui avenus en sont : car, puis le temps du bon roi Charlemagne qui fut empereur d’Allemagne et roi de France, n’avinrent si grands aventures de guerre au royaume de France qu’elles sont avenues pour ce fait-ci, ainsi que vous orrez au livre, mais que j’aie temps et loisir du faire et vous du lire. Or me veux retraire à la droite matière commencée, et taire de cette, tant que temps et lieu venront que j’en devrai parler.

  1. Édouard II était fils d’Édouard Ier et d’Éléonore de Castille. Ses deux frères de remariage, c’est-à-dire du second lit, étaient fils du même Édouard Ier et de Marguerite de France. L’aîné, appelé Thomas, fut comte de Norfolk et grand maréchal d’Angleterre, d’où lui vint le nom de comte Marescaux ou comte Maréchal que lui donne Froissart ; le second, nommé Aymes ou plutôt Edme ou Edmund, fut comte de Kent.
  2. Philippe IV dit le Bel.
  3. Tous les historiens et les généalogistes anglais la nomment Jeanne.
  4. David II, qui fut gardé prisonnier par Édouard III, son beau-frère, pendant dix ans à la Tour de Londres, et, après la mort d’Isabelle, épousa plus tard, lorsqu’il fut remonté sur le trône, la fille d’un chevalier écossais. David II mourut en 1370, laissant sa succession à Robert Stuart son neveu. Il existe encore des descendant de David, dont le chef est lord Elgin actuel.
  5. Elle se nommait Aliénor.
  6. Isabelle, mère d’Édouard III, était fille de Philippe IV, et Philippe de Valois était petit-fils de Philippe, par Charles de Valois, frère de Philippe IV. Louis X avait laissé une fille nommée Jeanne, qui vivait encore à l’époque de la mort de Charles VI, en 1328.